L'ordre libéral

8 août 2013, 00:16
Interview de Ludovic Delory et Frédéric Wauters, Entreprendre, n°12, décembre 2011, pp. 16-18, texte obligeamment imprimé et donné par un ami.

En guise de meublement dominical, je vous propose une lecture d'un texte sur l'emploi. Il s'agit d'un modèle du genre, paru dans une revue libérale pur jus. Tout y est, la foi dans l'emploi, la nécessité de lui soumettre tout acte et la liberté comme justification ultime à l'asservissement à l'emploi.

Attachez vos ceintures, c'est parti. Les retraites sont 'plombées', la 'faillite est inéluctable', le 'système actuel ne pourra plus durer très longtemps'. Nous sommes dans le registre de l'armageddon, la peur de l'avènement de ce qui est pourtant annoncé comme inéluctable est la cause première du raisonnement. L'ouaille est sollicité par ses affects, il ne doit pas prendre du recul, il est dans la peur.
L'actuel, le système de pension par répartition, est un rêve qui ne peut durer. Pour empêcher sa disparition, il faut le faire disparaître au profit de la retraite par capitalisation. Ergo la retraite par capitalisation est la planche de salut qui évitera la faillite (inéluctable) du système actuel. Il s'agit d'un messianisme apocalyptique traditionnel. Nous vivons dans un bonheur indu, condamné à disparaître, il faut donc, dès maintenant, nous exiler en enfer pour éviter la Géhenne. Nous devons nous amender, renoncer à notre bonheur pour … le sauver.

Voilà le cadre métaphysique. Voyons maintenant le cadre économique. Nous descendons d'un niveau – et je tiens à m'en excuser auprès de mes courageux lecteurs. La retraite par répartition est une système dans lequel les actifs actuels cotisent pour les retraités actuels. Quand les actifs actuels prendront leur retraite, elle sera financée par les actifs à venir.

La retraite par capitalisation fonctionne par fonds de pension. Ces fonds de pension investissent dans des produits boursiers. Ces produits boursiers sont propriétaires d'entreprises. Ces entreprises piquent une partie de la valeur ajoutée produite par ses employés pour la verser à ses actionnaires – aux retraités, donc entre autres choses. Les fonds de pension sont organisés de manière différée : on épargne pendant la vie active et on touche les bénéfices après la retraite.

À cette lecture, j'oppose une autre lecture.

Les libéraux racontent l'histoire que l'argent se récupère après, que les actifs récupèrent ce qu'ils ont investi avec intérêt. Sauf que l'argent n'a pas de valeur en soi : c'est un à valoir sur la production au moment où le capital est dépensé. Les retraites sont donc, de toutes façons, financées par les actifs actuels : c'est eux qui produisent la valeur ajoutée acquise par l'argent.

Quelles sont les différences alors entre la répartition et la capitalisation ?
 
1. D'une part la valeur du capital thésaurisé, investi est aléatoire, elle dépend de l'évolution des marchés. De fait, la capitalisation introduit le risque de ne pas solder les retraites le moment venu. La capitalisation repose sur une augmentation de la valeur constante, ce qui est une pyramide de Ponzi. On voit des retraités américains ruinés retourner à l'usine, ce n'est pas une vue de l'esprit, c'est une réalité sociale.
 
2. les fonds de pensions accentuent la pression des propriétaires sur le travail qui devient plus pénible, nécessairement plus productif.
 
3. les fonds de pensions individualisent la rémunération, ils remplacent une partie du salaire par du revenu de propriété
 
4. socialement, les retraités par capitalisation sont dans une situation 
schizophrène : comme producteurs, ils se battent pour le salaire (et contre l'emploi) et comme propriétaires, ils se battent contre le salaire (et pour l'emploi) pour soutenir leurs marges.
 
5. la retraite par répartition se finance très facilement : en augmentant les cotisations. Les augmentations des cotisations sociales ont été légion depuis la seconde guerre mondiale sans que cela ne pose le moindre problème (c'était des périodes de forte croissance)
 
6. l'argument du baby boom est fallacieux : comment, au contraire, expliquer que, au sortir de la guerre, avec une enfance improductive pléthorique, avec une industrie en miettes (et de forts investissements à consentir), avec une population active décimée par la dénutrition et par la guerre, il ait été possible d'établir une sécurité sociale et ce ne serait pas possible d'augmenter (légèrement) les cotisations en fonction des besoins dans des pays prospères, au tissus industriel performant et à la population active importante ?
 
7. De toute façon, les retraites sont payées par les actifs. Croire que les retraités coûtent moins parce qu'ils sont propriétaires lucratifs est simplement faux. Ils auront besoin d'autant d'argent pour vivre que s'ils dépendaient de la sécurité sociale. Cet argent est de toute façon prélevé sur la valeur ajoutée.

Par contre, au niveau métaphysique, on voit ce que dessine cette vision du monde : la retraite n'est pas un droit mais les dividendes sont un droit. L'investisseur peut gagner de l'argent sur la valeur ajoutée mais la cotisation est illégitime. Ceci implique une sacralisation – au sens propre, il s'agit d'un donné auquel on ne peut toucher, d'un donner qu'il faut protéger, garder, conserver – de ladite propriété. Mais la cotisation est délégitimée et, avec elle, le salaire découplé de l'emploi (vous ne pensez tout de même pas que je n'allais pas y arriver). Pour gagner de l'argent – c'est-à-dire pour avoir le droit d'être intégré, de participer à la vie de la cité et, éventuellement, pour pouvoir survivre, il faut
- être dans le cadre de l'emploi dont une partie va aller en capitalisation
- être propriétaire lucratif.

De ce fait, on voit en creux le sujet tabou du point de vue libéral : le retraité touche un salaire et n'est pas, et n'est plus dans le cadre de l'emploi. Et c'est bien là l'objet de l'article. Et c'est bien là l'objet de notre combat a contrario : socialiser le salaire, réduire l'emploi à une curiosité archéologique, démocratiser l'économie (et déposséder le propriétaire lucratif), libérer l'activité et universaliser la participation à la vie de la cité.