Quand elle étudie l'activité humaine, Hannah Arendt distingue
- L'animal laborans, celui qui refait les mêmes tâches, organiques, répétitives et vitales inlassablement - nous respirons tous à peu près vingt-cinq fois par minute tout le long d'une existence. Ce type de travail est consubstantiel à la vie, il lui est lié du fait de la nature humaine (je parlais de la respiration), mammifère, animale ou vivante de l'être humain. Nous ne pouvons guère faire l'impasse sur ce type d'activité. Par contre, nous pouvons les délocaliser, en faire supporter la charge par autrui. C'est le ménage assumé par des femmes dont l'existence demeure dans l'ombre, c'est le travail domestique des esclaves puis des employés, ce sont les poubelles ramassées par un personnel sous-payé, méprisé voire ce sont les prostituées qui assument les tâches les plus ingrates, les plus pénibles et les plus fondamentales qui soient.
- L'homo faber, est l'artisan qui réalise, qui invente, qui crée, et ce, quel que soit son domaine de travail, qu'il soit concret ou abstrait, matériel ou immatériel, humain ou mécanique. Pour lui, la notion de 'travail' n'est pas une torture, n'en déplaise à l'étymologie. Le travail lui permet de se réaliser, il est constructeur d'une fierté, d'une identité voire d'une justification sociale. On pourrait nommer la chose ouvrage (mais l'ouvrage implique l'oeuvre, ce qui n'est pas nécessairement le cas du travail de l'homo faber) ou labeur (mais il s'agit alors d'un travail paysan sans rapport avec la richesse potentielle des tâches et de leurs implications affectives et sociales). Paradoxalement, seule cette forme de travail était prisée par les Grecs, c'était la seule à laquelle pouvaient s'adonner sans s'abaisser la noblesse.
Par rapport à ces activités - aussi nécessaires et utiles l'une que l'autre - nous pouvons les organiser de plusieurs façons de sorte que la tâche en soit affectée dans sa nature même.
- L'esclavage réduit l'humain à l'état de propriété lucrative. L'esclave est réduit à un objet dont le propriétaire jouit de l'usus, abusus et fructus. L'usus: il peut en user comme il veut, il peut l'employer à l'envi. Abusus: il peut le détruire, le laisser mourir, le maltraiter et fructus: le propriétaire d'esclave est propriétaire de tout ce que produit l'esclave.
- Le servage a constitué une immense avancée: le suzerain ne conservait qu'une partie de l'usus et du fructus mais perdait tout droit d'abusus. Seules la dîme, la gabelle étaient dues. Seule une partie du fruit de travail du serf était due au suzerain. Le suzerain n'avait pas droit de vie et de mort sur le serf (même si, de facto, c'était souvent presque le cas) . Le serf était chrétien et baptisé et, en tant que tel, était fils, fille de Dieu et méritait quelques égards. Mais le droit de cuissage demeurait, le droit pour le suzerain de choisir les couples, les conjoints à marier dans le cadre du servage. Il pouvait décider qu'un serf ne marierait pas une serve d'un autre suzerain, etc.
- L'emploi (que nous serons tentés de nommer employage par analogie avec les deux autres formes d'exploitation humaine) sous convention capitaliste du travail - et c'est ce qui nous intéresse ici - organise l'activité de manière très particulière.
1. le propriétaire lucratif de l'outil de production n'a ni usus, ni abusus envers l'employé: il ne peut pas le tuer ou l'utiliser comme il le souhaite. Le contrat dans le cadre de la convention capitaliste de l'emploi régit un droit, limite les actes licites, les exigences légitimes de l'employeur envers l'employé. Par contre, contrairement au servage qui avait été une avancée à ce niveau-là, le fructus est pleinement dans les mains de l'employeur.
2. La tâche dans le cadre de l'emploi n'est pas menée pour elle-même, il s'agit, du point de vue de l'employeur, de générer de la plus-value. L'activité est forcément lucrative. Du point de vue de l'employeur, toute activité ressortit à l'ordre de l'animal laborans, à l'ordre de la servitude organique de la survie. Du point de vue de l'employé, il peut y avoir réalisation dans l'emploi, dans l'activité menée dans le cadre de l'emploi, mais cette réalisation peut ne pas se produire. À ce moment-là, l'emploi est l'oeuvre d'un animal laborans oeuvrant pour payer ses factures, parce que 'il faut bien vivre'.
3. Le contrat de travail lie deux parties inégales. L'employé offre l'emploi, il propose une marchandise nommée 'emploi' à un client-patron censé l'acheter, à un patron-demandeur de la marchandise emploi (ou non). Le déséquilibre, c'est que l'employé a un besoin vital de vendre sa force de travail pour pouvoir accomplir les tâches de l'animal laborans alors que le propriétaire lucratif peut se permettre de se passer des services de l'employé. Ce déséquilibre explique pourquoi l'employé, en plus de payer les bénéfices des propriétaires, leur paie aussi l'outil de production finalement via la partie 'investissement' de la valeur ajoutée qu'il produit.
4. Comme le contrat d'emploi a pour but, du point de vue de l'employeur, la création d'une valeur ajoutée, cette logique va affecter tous les aspects des actes liés à l'activité, à la tâche. À l'extrême, on ne demande pas à l'employé de produire quoi que ce soit si ce n'est de la valeur ajoutée susceptible de nourrir les profits de celui qui achète sa force de travail. Travailler mal, beaucoup, dans de mauvaises conditions importe peu dans la mesure où les marges bénéficiaires sont sauvegardées du point de vue de l'emploi.
5. Le rapport au temps est complètement redéfini dans l'emploi. Il ne s'agit pas d'être utile, de bien faire le travail ou d'être soigneux mais il faut être rapide. Plus rapide que la concurrence.
De ce fait, même si la nature de la prestation demandée à l'employé sera de l'ordre de l'homo faber, si les tâches effectuées dans le cadre de l'emploi lui seront agréables, valorisantes ou intéressantes, il demeurera toujours un côté animal laborans, un côté utilitariste à la tâche.
C'est là que nous intervenons, que notre combat pour libérer le travail intervient. Nous voulons libérer la tâche, ce que nous appelons le travail en dépit d'une étymologie à charge, nous voulons laisser libre cours à l'homo faber, organiser de manière humaine, ergonomique, l'animal laborans. Nous sommes même convaincus que, à l'instar de certaines sociétés, on peut organiser toute l'activité selon la modalité de l'homo faber.
Vous constaterez que, pas une fois au cours de ce long article, nous n'avons abordé le problème de la technique, de la technologie. C'est qu'il recoupe exactement ce que nous avons dit: si nous avons une technologie respectueuse des rythmes, des besoins, de la reconnaissance sociale et humaine des producteurs, ils sont de l'ordre de l'homo faber. Ceci peut aussi bien être un simple stylo-plume qu'un ordinateur maîtrisé, objets tous deux d'investissement affectifs du producteur, de créativité. Par contre, une technologie qui congédie la connaissance humaine du processus de production, qui la rend étrangère à la construction de la chose, qui envoie l'activité la plus pointue dans le domaine de l'animal laborans nuit à l'épanouissement du producteur (un simple protocole d'examen d'ergo-thérapie peut suffire à congédier le producteur du processus créatif de l'acte de production). Il s'agit alors d'une technologie qui participe à la prolétarisation de la production, à la dépossession des savoirs utiles à produire, au désinvestissement affectif de cette production - aussi bien par le producteur que par le propriétaires. Ils se retrouvent alors exilés dans leur propre monde, étrangers à leur propre matérialité.