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La propriété lucrative

Un justiciable qui enlève un enfant et le fait travailler de force se rend coupable de détournement de mineur et de travail forcé. Il encourt une peine de prison.

Un actionnaire d'une compagnie qui a recourt directement ou indirectement, via un sous-traitant, au travail forcé d'enfants captif ne se rend coupable de rien. Il est considéré comme un homme respectable. Sa richesse est légitime.

Pourtant, ils font exactement la même chose et s'enrichissent exactement de la même façon.

Un justiciable qui harcèle une personne, lui rend la vie impossible en l'assommant de remarques dévalorisantes de manière répétée se rend coupable de harcèlement psychique. Il encourt une peine de prison ou une amende. Si le harcèlement pousse au suicide, il s'agit d'un crime.

Un actionnaire d'une compagnie qui utilise régulièrement le harcèlement pour licencier ses collaborateurs, si cette compagnie pousse ses collaborateurs au suicide de cette façon, il ne se rend coupable de rien. Il est considéré comme un homme respectable. Sa richesse est légitime.

Pourtant, ils font exactement la même chose et s'enrichissent exactement de la même façon.

Un justiciable qui empoisonne l'eau de son voisin, qui détruit son champ, qui vole sa terre, qui accumule les déchets chimiques ou radioactifs sur son terrain se rend coupable d'une violation de la propriété privée et d'un dol sévère. Il encourt une peine de prison ou une amende et doit, de toute façon, réparer le dol.

Un actionnaire d'une compagnie qui accapare les terres, les empoisonnent, déverse des déchets chimiques ou radioactifs dans les rivières ou sur les terres ne se rend coupable de rien. Il est considéré comme un homme respectable. Sa richesse est légitime.

Pourtant, ils font exactement la même chose et s'enrichissent exactement de la même façon.

Une personne qui en agresse une autre sans égard pour elle, qui lui parle de manière méprisante, qui lui intime d'ordre de ce qu'elle doit faire et comment sans égard pour elle est un rustre. Si cette personne profite d'une position dominante, il s'agit d'un abus de pouvoir. Elle encourt une peine de prison ou une amende.

Un actionnaire qui détient une compagnie qui rudoie ses employés, les traite de manière méprisante, leur intime l'ordre de ce qu'ils doivent faire sans égard pour eux est un propriétaire responsable, un "bon père de famille". La compagnie profite pourtant d'une position de pouvoir puisque les employés sont contraints de vendre leur force de travail. Il s'agit d'un abus de pouvoir. L'actionnaire est considéré comme un homme respectable. Sa richesse est légitime.

Pourtant, ils font exactement la même chose, s'enrichissent exactement de la même façon.

Et si on appliquait la justice?
Et si la propriété lucrative était un déni de justice?

La violence des liquettes

À l'occasion d'un article roboratif sur le "parti de la liquette", Frédéric Lordon nous résume la violence de l'emploi.

la terreur est le fond inaltérable du capitalisme tout court. Seul le recouvrement de la stabilisation macroéconomique (relative…) et de ce qui reste de protection sociale empêche de voir le roc ultime sur lequel le capital a assis son pouvoir : la prise d’otage de la vie nue. Réalité pourtant massive dont les salariés font la douloureuse expérience lorsque l’employeur, dont ils dépendent en tout et pour tout, décide qu’ils sont surnuméraires. En tout et pour tout en effet, puisque le salaire, condition de la vie matérielle dans ses nécessités les plus basales, est, par-là, la condition de la vie tout court, le prérequis à tout ce qui peut s’y construire. Et qu’en être privé c’est frôler l’anéantissement social – parfois y tomber carrément.
Comme de juste, la menace qui fait tout le pouvoir du capital et de ses hommes, menace du renvoi des individus ordinaires au néant, cette menace n’a pas même besoin d’être proférée pour être opératoire. Quoi qu’en aient les recouvrements combinés de la logomachie managériale, de l’idéologie économiciste et de la propagande médiatique, le fond de chantage qui, en dernière analyse, donne toute sa force au rapport d’enrôlement salarial est, sinon constamment présent à l’esprit de tous, du moins prêt à resurgir au moindre conflit, même le plus local, le plus « interpersonnel », où se fait connaître dans toute son évidence la différence hiérarchique du supérieur et du subordonné – et où l’on voit lequel « tient » l’autre et par quoi : un simple geste de la tête qui lui montre la porte.
Sources:

Écoles économiques

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La science économique est une narration du monde qui revendique un caractère scientifique. La naturalisation d'une vision économique du monde est de nature religieuse, métaphysique.

Les combats entre écoles économiques sont des débats de chapelles, de coteries religieuses avec leurs anathèmes, leurs chefs religieux, leurs hérésies. Derrière des enjeux qui peuvent sembler oiseux, la science économique entend esthétiser la violence sociale et, ce faisant, l'asseoir ou la mettre en cause.

De ce fait, nous définirons l'économie comme l'ensemble des luttes métaphysiques pour justifier l'ordre social ou justifier son renversement et nous esquisserons ensuite les limites potentielles des différents modèles en termes d'employisme.

Nous pouvons dégager les écoles suivantes (sans prétendre être exhaustifs ou objectifs):

1. Le libéralisme


1.1. L'école classique libérale se réclame de Smith ou de Ricardo (voir l'article "libéralisme")

Cette école entend justifier la violence sociale existante par le fait qu'elle serait issue d'un marché à la main invisible qui guiderait l'intérêt commun par la somme des égoïsmes individuels. Cette croyance fait l'impasse sur quatre points de première importance quand elle légitime l'ordre social:

- les coûts de production doivent être inclus dans le prix de la marchandise, ce qui contrevient à l'externalisation or la propriété lucrative pousse les entreprises à délocaliser les coûts sur les collectivités et à socialiser les pertes - dans les prix, il faut donc, pour un libéral, intégrer les coûts de formation, les impôts, les cotisations sociales ou les coûts écologiques sous peine de tordre le principe de concurrence

- les avantages comparatifs ne doivent porter en théorie que sur une concurrence entre les lieux de production, pour que s'imposent les lieux de production les plus pertinents - tels l'Angleterre pour la laine et le Portugal pour le vin - mais cette concurrence ne peut s'appliquer sur les conditions de travail et sur les salaires sous peine de saper les bases de l'économie productive: la demande

- l'idéal libéral se heurte au bilan de son application concrète: c'est par égoïsme, par ensemble d'intérêts individuels que les actionnaires maltraitent les employés et pillent les ressources utiles à tous. L'égoïsme n'est pas un moteur pertinent pour gérer les intérêts communs au mieux de l'intérêt général.

- pour justifier les échecs, les libéraux arguent invariablement que les expériences malheureuses incriminées ne sont pas vraiment libérales, qu'elles ne le sont pas intégralement.

1.2. L'école néo-libérale ou néo-classique se réclame de Friedman

Cette école prétend abolir l'État dans la foulée des libertariens (voir notre article "libertariens"). Il s'agit de tout privatiser et de fermer l'État, il faut que tout soit privatisé et que toute propriété privée soit entre les mains d'un propriétaire lucratif.

La contradiction majeure de cette école, c'est qu'elle amène et justifie des inégalités phénoménales (notamment via la théorie du trickle down mise en œuvre par le consensus de Washington) or, pour pouvoir conserver de gigantesques fortunes à côté de populations qui meurent de faim, il faut financer un attirail militaire impressionnant (sans quoi, les peuples viennent chercher ce qu'il leur faut avec de grands objets très pointus).
Appeler cet attirail et son inévitable institutionnalisation "État", "milice" ou "DisneyLand" est une question sémantique de faible importance. Pour conserver leur fortune face au peuple affamé, il faut une armée, des lois, des institutions, des juges (privés ou publics, peu importe) et, surtout ... des impôts (privés ou publics, peu importe). Par ailleurs, les infrastructures utiles à l'externalisation des coûts sont assumées par ... des impôts (qu'ils soient publics ou privés). Cette contradiction apparaît clairement dans les deux exemples historiques les plus aboutis de cette acception sectaire du libéralisme: l'Angleterre victorienne et le Chili de Pinochet, la première avec ses millions de miséreux et le second avec ses prisons politiques et sa dictature militaire.

1.3. L'ordo-libéralisme

Ce type de libéralisme prône un État régulateur. C'est la doctrine qui prévaut actuellement sur le vieux continent sous l'influence du gouvernement allemand. L'État doit

- empêcher la constitution de trusts
- laisser la création monétaire à la banque centrale
- surveiller les budget en bon père de famille
- réguler les rapports sociaux, négocier avec les syndicats, etc.

La contradiction de cette doctrine est évidente: elle ne se donne pas les moyens de sa politique ou encore, elle se donne une politique dont elle n'a pas les moyens. En se privant du levier monétaire et de la possibilité de creuser du déficit ou de nourrir l'inflation, elle s'empêche toute ambition économique, ce qui rend la régulation des rapports sociaux impossible et la constitution de trust inévitable. Comme une politique de la dépense et de la monnaie rares, elle induit

- une déflation salariale, c'est-à-dire une contraction du PIB (une crise de surproduction)

- une diminution de l'activité réelle, c'est-à-dire des recettes de l'État en chute libre, ce qui rend la politique de gestion du budget nation du bon père de famille, sans déficit, de plus en plus difficile

- une contraction de la demande, ce qui n'est tenable que si des partenaires commerciaux maintiennent un déficit commercial dans le long terme - ce qui induit des risque de tensions internationales et de guerres

1.4 Le Keynésianisme (souvent aussi désigné par Roosevelt, le président qui a mis en œuvre une politique s'en inspirant)

Pour résumer, le keynésianisme entend réguler la finance, limiter la propriété lucrative, augmenter les salaires et relancer l'activité par l'investissement public.

Cette politique semble pavée de bon sens pour les millions de chômeurs européens , pour les millions de précaires dont les vies sont bousillées partout en Europe par l'ordo-libéralisme pourtant il ne faut pas perdre de vue pourquoi le keynésiasme a cédé la place à des formes (encore) moins justes du capitalisme.
Le taux de profit baissait dangereusement das les années 70 - voir Luxemburg ci-dessous. Soit les investisseurs partaient dans des pays non keynésiens ou ils jetaient leur dévolu sur l'immobilier ou sur des produits spéculatifs, soit les politiques publiques ramenaient les taux de profit à des niveaux élevés (c'est-dire qu'elles devaient ramener le chômage de masse  - voir le NAIRU - baisser les salaires, dégrader les conditions de travail et sabrer dans les salaires socialisés). Inutile de dire que les pays dits développés ont eu droit à des politiques anti-keynésiennes et à la fuite des investisseurs à l'étranger et dans les produits spéculatifs. Le keynésianisme permet en tout cas de fonctionner sur le moyen terme mais ne surmonte en rien les contradictions du capital:
- baisse tendancielle du taux de profit
- prolétarisation de la production (le producteur est dépossédé de la propriété puis de la connaissance utiles à la production ce qui empêche le travail de jouer son rôle de singularisation, d'humanisation du producteur): celui qui décide, c'est le propriétaire et le producteur n'a de prise sur rien

- manipulation des affects dans la consommation de masse

- destruction des ressources communes

2. La destruction constructive (Schumpeter)


Pour l'économiste autrichien, l'innovation est permanente dans le capitalisme. C'est la révolution permanente, les anciens produits sont chassés par les nouveaux, les anciens procédés de fabrication sont emportés par les nouveaux, les anciens modes de management sont remplacés par les nouveaux, etc.

C'est par le marché et la concurrence que les anciens produits, les anciens modes de fabrication et les anciens managements sont éliminés: les marges des entreprises historiques diminuent et ces entreprises s'adaptent ou disparaissent.
Le travail de cet économiste fait l'impasse sur une série de faits:

- les entreprises historiques bénéficient d'un capital sympathie, d'une clientèle captive

- l'optimisation de l'utilisation des ressources et des humains impliqués dans le processus de production ne correspond pas à la réalité

- les entreprises en s'agrandissant tendent à établir des situations de monopole. Dans une situation de monopole, l'innovation technique (mais même managériale) tend vers le zéro. Pourtant, ces entreprises monopolistiques écrasent la concurrence, maîtrisent le langage publicitaire et gardent des marges féroces. Microsoft, Appel ou MacDonald constituent à cet égard des exemples d'école.

3. Le communisme et les socialismes


Si les économistes libéraux ont généralement une fonction de consécration, de naturalisation de la violence sociale, les économistes non libéraux appellent pour leur part à la transformation sociale radicale.

3.1. les communautés économiques

On citera pour mémoire le phalanstère de Fourier ou l'île d'Utopie de More (voir notre article ici) comme exemple d'appel à un autre mode de production et de distribution économique.
L'idée des phalanstères idéaux est de produire une société idéale à petite échelle, sans violence sociale. Les tentatives ont été nombreuses. Dans une certaine mesure, on peut assimiler une partie du monachisme médiéval à ces tentatives. Les communautés ont souvent connu trois évolutions fatales:

- elles ont disparu sous la pression des tensions internes

- elles sont devenus des acteurs économiques d'importance (Cluny) et ont reproduit en leur sein de la violence sociale démonétisée

- elles ont été absorbées comme des acteurs économiques quelconque et, par le truchement de la concurrence, ont disparu en tant qu'expériences spécifiques.

Pour autant, la communauté, l'aspiration à la communauté est une constante à travers les siècles dont les formes changent, dont les discours métaphysiques, politiques évoluent.

3.2. Le socialisme utopique (Proudhon)

Il dénonce toute forme de pouvoir, l'État, le parlement ou la propriété et appelle à leur abolition au profit d'une société ouvrière libérée de ces entraves (mais malheureusement, pas de l'anti-sémitisme ou de la misogynie, semble-t-il). La dénonciation de la propriété est fondamentale (et positive, de notre point de vue) même si une critique de la propriété ne peut faire l'économie de la distinction entre la propriété lucrative et la propriété d'usage, absolument nécessaire au soin aux choses - voir notre article propriété)
Cette idéologie de l'économie spontanée fait l'impasse sur la question de la violence sociale. Toute société organise

- le travail concret, les tâches, ce qui doit être fait. Pour ce faire, il n'y a pas per se de violence sociale à l’œuvre

- le travail abstrait: la gestion sociale de la violence. Ce travail abstrait prend la forme de reconnaissance économique, de rémunération, dans une société capitaliste. Si on abolit la forme de violence sociale capitaliste, on n'abolit pas pour le coup toute forme de violence sociale. C'est dire que, en abolissant la violence sociale économique, on risque de se retrouver avec d'autres formes de violences sociales ... telles celles de l'ancien régime ou des sociétés totalitaires. L'abolition de la propriété privée chère à Proudhon risque d'établir des sociétés à gourou, à leader charismatique dans lesquelles les modalités de violence sociale antérieures au capitalisme, les castes et l'organisation sociale patriarcale par lignage finiront par prévaloir.

3.3. Karl Marx

L'auteur du Capital a mené une des analyses les plus décisives du système capitaliste (voir notre article Marxisme). Il décrit un système de violence sociale qui repose sur une égalité en droit d'agents économiques inégaux en fait. L'un des nœuds de ce système, c'est la propriété lucrative, c'est-à-dire la légalisation de la distraction du fruit du travail des producteurs en plein respect du droit. Marx a longuement expliqué le phénomène de prolétarisation, de dépossession de la propriété de l'outil de production puis du savoir relatif à la production et du pouvoir d'en décider par la logique capitalistique. Il a décrit cette logique de l'emploi, logique mue par la misère des producteurs, comme une logique criminelle et aliénante pour les producteurs.
Certaines tendances marxistes (mais là, nous ne parlons plus de Marx mais de ses séides!) ont eu tendance à valoriser le travail, les prolétaires en général et les ouvriers en particulier. Il y a là une déviance: au nom de la valorisation politique des prolétaires, leur travail est mis en avant et, ce faisant, c'est l'esclavagisme des prolétaires qui est mise en avant.

Cette déviance plus ou moins latente selon les secteurs, explique pourquoi une partie de la gauche marxiste s'est fourvoyée dans l'employisme le plus contre-productif qui soit. Demander un emploi, c'est, du point de vue de Marx lui-même, se mettre la corde autour de cou, s'aliéner volontairement sa liberté, etc.

Cette position employiste - qu'elle soit reprise dans des discours lénifiants sur la nécessité de réduire le temps de travail (lire, d'emploi), qu'elle soit incarnée par un discours syndicaliste de soumission vociférante, qu'elle soit le fait d'une nouvelle gauche conquise par les technologies et l'économie du partage - amène les producteurs à demander de l'emploi. Si l'on demande de l'emploi, le jour où l'on en obtient, il faut logiquement dire merci à son employeur, il faut logiquement savoir gré aux propriétaires lucratifs de leur geste, il faut se soumettre à la classe possédante que les marxistes nomment bourgeoisie.

Bref, demander l'emploi au nom du progrès technique, au nom des innovations civilisationnelles ou au nom de la lutte de classes enterre de facto la ... lutte de classes. Cette demande soumet le prolétariat à la bourgeoisie, elle castre toute puissance collective, toute aspiration à la modification des rapports de force sociaux.

3.4. Luxemburg

Il est difficile de résumer l’œuvre d'une femme politique qui inspire le respect tant par son courage que par son l'honnêteté et sa rigueur intellectuelle. Trois points sont essentiels pour la théorie économique (de notre point de vue):

1. La baisse tendancielle du taux de profit

En reprenant les équations de Marx, Luxemburg découvre que le taux de profit des investisseurs diminue nécessairement dans le long terme à mesure que la structure organique du capital se modifie. Cette théorie n'a jamais pu être infirmée mais les crises financières et les guerres semblent se charger de réduire l'accumulation du capital source de la baisse du taux de profit à intervalles réguliers. La guerre comme destruction de capital, comme moyen de récupérer le taux de profit perdu avec le temps a fait dire à la brillante théoricienne que l'avenir se jouerait entre le socialisme ou la barbarie.

2. L'impérialisme

La nécessité de maintien du taux de profit pousse les différents pays à en annexer d'autres pour en faire des marchés captifs et conserver de la sorte à leurs entreprises des marges appréciables.

3. L'anti-autoritarisme

Luxemburg s'est toujours opposée à la poigne soviétique. Elle prônait un régime économique dit des conseils dans lequel les producteurs seraient propriétaires de leurs outils de production.
Remarques
Le luxemburgisme peut se fourvoyer dans l'anti-impérialisme. L'impérialisme est consubstantiel au capitalisme mais le capitalisme peut très bien fonctionner sans impérialisme. Le problème ne se situe pas là (même si l'impérialisme est indéniablement une aliénation majeure et inhumaine, même si les combats pour la libération contre des forces coloniales d'occupation sont tous éminemment légitimes).

La théorie de la baisse du taux de profit correspond bien à la réalité. Mais les cycles de crises et de guerre se chargent de rétablir ce taux de profit. C'est dire que l'attente millénariste de la délivrance du capitalisme par la baisse automatique et inéluctable du taux de profit demande beaucoup de patience et amène peu de résultat. C'est le monde qui, au travers des guerres et des crises, s'adaptent aux crises d'accumulation capitalistiques sans que jamais le capitalisme lui-même soit remis en question.

Les conseils ouvriers, les coopératives, ont tendance à se conformer aux pratiques économiques et sociales des entreprises avec lesquelles ils sont en concurrence. De ce fait, le conseillisme risque d'apparaître comme un mode de management efficace d'une production capitaliste alternative qui aurait intériorisé l'aliénation.

3.5. Polanyi

Polanyi analyse les conditions de la genèse des conflits dans La Grande Transformation. Ce faisant, il dégage des traits récurrents remarquables dans le développement de l'économie capitaliste.

1. L'enclosure

Le capital avance à condition que les peuples soient dépossédés des communs (voir le Black Act). Pour que la force de travail soit disponible, il faut qu'elle soit amenée à mourir de faim et, pour qu'elle meure de faim, il faut lui enlever ses ressources ancestrales. Ce vol des ressources ancestrales est ce que Polanyi nomme l'enclosure.

2. Le revenu de base

Le Speenhamland Act (1795-1834, en Algleterre) offrait un revenu à tous les pauvres en taxant de manière forfaitaire les propriétaires terriens via les paroisses. Concrètement, il s'agissait d'entretenir un prolétariat lésé par les enclosures, par la privatisation de ses ressources pour qu'il soit prêt, le jour venu, à nourrir les rangs des ouvriers. Le jour où les usines anglaises ont eu besoin de bras, le Speenhamland Act a tout simplement été abrogé et les prolétaires ont dû vendre leurs bras à vil prix. Les classes moyennes ont dû payer pour les pauvres, les riches ont été pour ainsi dire exemptés de toute responsabilité.

3. La guerre

La guerre survient quand le taux de profit diminue et que les nations cherchent à solvabiliser leurs marchés, à trouver des débouchés. Comme tous les pays sont confrontés au même problème en même temps et qu'ils doivent tous envahir et assujettir leurs voisins pour continuer l'accumulation capitalistique, la guerre survient immanquablement. Les guerres permettent une destruction de valorisation économique, ce qui augmente mécaniquement le taux de profit et permet de relancer un cycle économique.

Polanyi n'offrait pas de perspective. Il a simplement décrit le fonctionnement d'un système. Les réussites du keynésianisme nuancent un peu ses thèses mais les nuances elles-mêmes sont nuancées par l'impossibilité du keynésianisme à dépasser les contradictions de l'accumulation. Par contre, Polanyi prouve que le capitalisme n'advient pas tout seul, sans intervention étatique et militaire mais il affirme, par contre, que ce système est à bout de souffle. Cette affirmation est malheureusement péremptoire si l'on admet que l'État et la violence militaire interviennent dans le capitalisme; elle est par contre exacte si, comme les néo-classiques, on considère que le capitalisme apparaît tout seul, spontanément.

Des anonymes

In memoriam de toutes les victimes de l'attentat, soutien et amitié à leur famille et à leurs proches.
C’est l’horreur qui nous a saisis, ce matin, quand l’incroyable nouvelle est survenue : un attentat sanglant contre Charlie Hebdo, des hommes armés, douze morts, près de vingt blessés. L’horreur, qui nous abasourdit. Et nous laisse sans mots.
L’amitié, ensuite, pour ceux et celles que nous connaissons et que nous aimons, et pour ceux et celles que nous ne connaissons pas. La douleur pour les morts, la désolation pour les blessés, l’amitié et le désir de réconfort pour leurs proches, leurs amis, leurs enfants. Comment vous dire qu’on est avec vous, avec notre tendresse et notre impuissance ? Mais nous sommes avec vous, de tout notre cœur.
Et puis la détermination. Ce sont des journalistes qu’on a voulu tuer, c’est la presse qu’on a voulu abattre, c’est la liberté qu’on a voulu détruire. Eh bien, nous le disons : nous ne céderons pas. Dans les temps difficiles d’aujourd’hui, et les jours sombres qui se profilent, il est vital que la liberté continue, s’exprime, s’affirme. Nous continuerons notre travail d’information et de témoignage, avec encore plus de détermination et d’énergie que jamais.
Ce texte est publié en commun par : Actu Environnement, Arrêt sur images, Basta Mag, Global Magazine, Huffington Post, Libéweb, Mediapart, Politis, Reporterre, Rue 89, Terra Eco, We Demain.

Alors que les noms des célébrités tuées dans l'attentat d'hier circulent partout, RTL nous rappelle les petites mains anonymes que les tueurs fous ont abattus.

Ces mains anonymes sont celles qui construisent le monde, le gardent, l'embellissent, l'entretiennent et le font advenir. Elles ont été tuées le onze septembre, elles ont été tuées à Madrid ou à Londres et, ici, à Paris. Elles sont tuées tous les jours en Irak, en Afghanistan ou au Yémen. Tous les jours.

Bien sûr la liberté d'expression n'est pas une option mais une nécessité. Elle nous est nécessaire pour défendre nos idées, nos points de vue; elle est nécessaire à la liberté de tous et au dynamisme de la société.

La violence emporte dans son aveuglement imbécile des dessinateurs mais aussi des gardiens d'immeuble, des policiers, des correcteurs ou, ailleurs, des secouristes, des pompiers, des marchands ambulants, des conducteurs de bus, des instituteurs, etc. Elle emmène tous les employés dont le tort est d'être là, au mauvais moment, dans l'exercice de leur emploi.

En souvenir de ces victimes anonymes, en souvenir des victimes célèbres qui abhorraient le pouvoir et la notoriété, voici l'extrait de l'article de RTL (disponible ici, en français)
Frédéric Boisseau, un agent de maintenance, salarié chez Sodexo. Il est la première victime des tueurs. Une fois à l'intérieur du bâtiment, ils se sont dirigés vers lui et l'ont abattu avant d'accéder au deuxième étage, où se situe la salle de rédaction de Charlie Hebdo, et d'y faire feu. Le leader mondial des services aux entreprises a d'ailleurs invité jeudi l'ensemble de ses 420.000 collaborateurs présents dans 80 pays à observer une minute de silence en hommage à Frédéric Boisseau.

Le policier chargé de la protection de Charb
Le brigadier Franck Brinsolaro, 49 ans, est également tombé sous les balles. Il est l'un des deux policiers tués dans l'attentat: il était chargé de la protection du dessinateur Charb. Franck [Brinsolaro] était le mari de la rédactrice en chef de l'hebdomadaire L'éveil normand, Ingrid Brinsolaro. Le couple s'était marié récemment et avait deux enfants, dont un de treize mois qu'ils ont eu ensemble. "Ingrid était très discrète sur les activités de son mari. Nous avons appris seulement le jour de l'attentat qu'il assurait la protection de Charb", a indiqué Philippe Rifflet, directeur délégué de l'Eveil normand.
L'hebdomadaire est en deuil et la petite rédaction va se réunir, sans témoin. "L'équipe se retrouve aujourd'hui. Il y a un journal à sortir, nous souhaitons rester entre nous", a déclaré M. Rifflet.

Ahmed Merabet: le second policier abattu, en rue cette fois
Ahmed [Merabet] est le deuxième policier abattu. Il est mort lors de la troisième fusillade avec les forces de l'ordre, survenue lors de la fuite des tueurs. Ahmed [Merabet] a été touché et s'est trouvé à terre, selon la vidéo diffusée sur internet et authentifiée par les enquêteurs. Les deux tueurs sont sortis de leur voiture et se sont approchés à petites foulées du policier. L'un d'eux lui a crié "Tu voulais me tuer!". Le policier a levé la main et dit "Non c'est bon chef", avant d'être abattu d'une balle en pleine tête. D'après certains témoignages, il avait 42 ans était musulman et marié. Ces informations n'ont pas encore été confirmées. Sur Twitter, cette photo est présentée comme étant son portrait.

Elsa Cayat, la psychiatre ayant sa chronique "Le Divan"
Parmi les victimes, la médecin, psychiatre et psychanalyste française Elsa Cayat. Elle collaborait à l'hebdomadaire en signant tous les quinze jours sa rubrique "Le Divan".

Mustapha [Ourrad], le correcteur venu de Kabylie
Mustapha Ourrad est aussi décédé. Il était correcteur à Charlie Hebdo, écrit Le Monde. "Il était né en Algérie, mais se revendiquait "kabyle". Orphelin, il était arrivé en France à vingt ans au terme d'un voyage payé par ses amis", révèle le quotidien français. "Après un parcours chaotique, il avait intégré une maison d'édition puis divers journaux où il était apprécié pour ses qualités de correcteur, son érudition, mais aussi son sens aigu de l'autodérision".

Michel Renaud était là pour rencontrer Cabu
Michel Renaud, était invité ce jour-là. Il est le fondateur du festival clermontois Rendez-vous du carnet de Voyage. Ancien directeur de cabinet du maire de Clermont-Ferrand, il était venu mercredi chez Charlie Hebdo pour rencontrer le dessinateur Cabu et lui rendre des dessins prêtés.

Réflexion sur la violence

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  • Introduction

Prenons la scène du syndicaliste interviewé par le présentateur du 20h. La violence avec laquelle ce journaliste somme le syndicaliste licencié après des années de concessions et des mois de lutte d'expliquer sa violence envers les pots de fleurs dans l'entrée de son usine à l'occasion d'un mouvement de grève oblige le syndicaliste à modifier le cadre du débat pour évoquer la violence sociale dont il est l'objet (voir ici, ou, encore plus fort, ici).

Nous avons là trois formes de violence.

Violence I: Le mépris du hors cadre


Le journaliste incarne la violence du mépris d'une caste dirigeante envers les dominés. Au nom d'une prétendue neutralité sociale, il enjoint au dominé de s'expliquer sans devoir, lui, expliquer sa position de quelque manière que ce soit. 
Les dominants maîtrisent les médias, leur langage et le cadre dans lequel les syndicalistes ont l'occasion de s'exprimer. Cette domination mielleuse, cet horizon d'évidence est peut-être la forme la plus perverse, la plus efficace de violence car la victime de violence est exclue du cadre de pensée, en tant que point de vue et en tant que subjectivité. Le dominé est marginalisé, animalisé, réifié dans un entre-soi de moqueurs bourgeois assis sur des certitudes violente. C'est de cette violence dont il est question dans Le dictionnaire des idées reçues, de Flaubert ou dans Mythologies, de Barthes. Les deux auteurs français démontent les a priori bourgeois sur lesquelles s'appuie la violence de la domination.

Violence II: La violence sociale


La violence sociale à laquelle fait allusion le syndicaliste est celle du travailleur qui est dépris de son destin professionnel. 


Il doit accepter la fermeture de l'usine comme il a dû accepter de se taire, lui qui y travaille toute sa vie, quand cette usine a ouvert, quand il s'est agit de déterminer ce qui y serait produit et comment. La violence sociale, c'est le fait d'être traité en mineur économique dans le collectif de production dont on fait partie, c'est le fait d'être prolétarisé, d'avoir un livret ouvrier ou un CV, c'est le monopole de la propriété lucrative qui nous prive de liberté. Car la violence sociale repose toujours sur la privation du droit de propriété d'usage des ressources communes (l'enclosure) et sur la propriété lucrative des outils de production.

Violence III: La violence sur les corps


La violence physique, enfin, dont furent victimes les malheureuses plantes fait écho aux deux premières violences: faute de pouvoir décider de son destin, faute de pouvoir même exprimer la violence de cet exil intérieur, le corps se débat et pose des actes de rages, d'impuissance. 
Cette violence traverse également les innombrables conflits que génère immanquablement l'accumulation capitaliste. Les industriels réalisent alors leurs profits, la valeur accumulée se détruit et les États, dans le chaos apocalyptique de la guerre, tente de réaliser leur production, de sécuriser et d'étendre leurs marchés. Mais les soldats sont tous des prolétaires, rongés par la peur, sans raison de classe de se battre contre des bougres avec qui ils partagent ce point de vue de classe.

Les trois violences ne sont pas du même ordre mais elles sont liées. La violence du mépris de classe naturalise, légitime la violence sociale. La violence physique, quand elle est le fait du prince, appuie les deux premières formes de violence et, quand elle est le fait du dominé, elle tente de les renverser dans une réaction légitime à la menace sur la dignité.

Pour autant, la violence n'est pas toujours payante en terme politique. Par contre, les changements politiques radicaux se font rarement sans la pression populaire, sans une forme ou une autre de contre-violence.

  • Friot et la violence de la valeur économique

Pour Bernard Friot, la valeur peut être comprise sous deux aspects. La valeur d'usage correspond à un travail concret, à la réalisation concrète d'un bien ou d'un service incarné alors que le travail abstrait crée une valeur abstraite qui atteste un rapport de force, une violence sociale. L'attribution de valeur économique à un bien ou un service n'est pas naturelle, elle est l'objet de rapports de force, de pouvoir entre les êtres humains. 

La modalité même d'attribution de valeur économique a tout à voir avec la violence sociale. L'économiste dégage deux types de création de valeur économique, deux façons d'organiser la violence sociale des valeurs économiques. 

La convention capitaliste du travail correspond à la violence sociale de la propriété lucrative, du temps et de l'accumulation. Les prolétaires sont dépossédés de leur propriété d'usage, de leur temps et des richesses qu'ils produisent. 

Par contre, la convention salariale du travail concentre la violence sociale dans les degrés de qualification des travailleurs. Ces degrés reconnaissent une participation à la création de valeur économique par la société et sont susceptibles d'être le siège de lutte, de tensions. La qualification personnelle est ensuite sanctionnée par un salaire attaché à la personne.


  • Lordon et la violence du désir

Entre les désirs de l'employé et de la logique de profit, il y a toujours un décalage. Ce décalage que l'économiste résume par l'angle alpha atteste l'écart irréductible entre la puissance désirant du sujet-producteur et de la logique productive induite par la violence sociale. Le management s'attache à nier cette violence (le désir de l'employé doit être réductible au désir de l'entreprise), à la transformer en attachement (l'employé doit être fidèle à l'entreprise, il doit lui être attaché alors que cette entreprise ne ressent rien puisqu'elle est conduite par un corps d'actionnaires vénaux). L'écart entre les désirs personnels et les désirs attendu par l'encadrement et par l'entreprise incarne d'autant mieux cette violence que l'employeur détient le monopole de la reconnaissance sociale de la légitimité économique.

  • Engels et la violence institutionnelle


Pour Engels, ce sont les infrastructures économiques qui déterminent les superstructures sociales, religieuses ou politiques. Pour faire simple, c'est le moulin à vent qui donne le Moyen-Âge et non la religion, l'organisation sociale ou les enjeux politiques qui donnent le moulin à vent.

Résumé de l'extrait:

La société ante-capitaliste s'organise en gens (mot latin signifiant la famille, prononcé avec le "g" de garage et le "en" comme "haine" et le "s"), en groupes de familles élargies, en tribus. Au moment où l'évolution technique de la production agricole permet la sédentarisation, les champs, les cultures et l'échange, de ce fait, entre gentes.

La sédentarisation a rendu la main d’œuvre nécessaire, ce qui a ouvert la voie de l'esclavage. La maîtrise du fer a amené la division du travail entre artisan et paysans et, avec elle le commerce. Le commerce a fait apparaître les riches et les pauvres et, avec cette stratification sociale, l'apparition de la famille comme unité économique de la société. La division du travail fait aussi apparaître les commerçants, intermédiaires parasites entre les producteurs. Cette organisation du travail rend les anciennes institutions tribales caduques. Elle lui substitue l'État - et ses élections bourgeoises - en intermédiaire soi-disant neutre.

Le développement de la production dans toutes les branches - élevage, culture, artisanat, domestique - permit à la force de travail humaine de créer plus de produits que n'en exigeait son entretien. En même temps, il augmentait la somme de travail journalier qui incombait à chaque membre de la gens, de la communauté familiale ou de la communauté isolée.

L'acquisition de nouvelles forces de travail devint utile. La guerre les fournit [Engels lie les formes deux et trois de la violence dès l'origine]: les prisonniers de guerre furent réduits en esclavage. La première grande division sociale du travail accru la productivité du travail, donc de la richesse. Elle étendit le champ de la production [la création de richesse sociales est liée à la violence sociale et physique](...). De la première grande division sociale du travail, jaillit la première division de la société en deux classes: maîtres et esclaves, exploiteurs et exploités.

(...)

La même cause qui assurait autrefois la prédominance de la femme dans la maison, c'est-à-dire son emploi exclusif au travail ménager, cette même cause assurait désormais l'autorité de l'homme: celui-ci était tout, l'autre, un complément insignifiant.

(...)


Le fer permit [ensuite] de cultiver de plus grandes étendues de terre et de défricher d'immenses espaces boisés. Il donna au travail manuel un instrument d'une dureté et d'un tranchant dont pas une pierre, pas un autre métal ne pouvait fournir l'équivalent. 

(...)

La richesse se développait rapidement, mais comme propriété individuelle. Le tissage, la métallurgie et les autres travaux manufacturiers, qui se distinguaient de plus en plus les uns des autres, créèrent une différenciation croissante des branches de la production. (...) Une activité si variée ne pouvait plus être exercée par les mêmes individus: la deuxième grande division du travail s'opéra, le travail artisanal se sépara de l'agriculture.

(...)

Avec la division de la production en deux grandes branches: l'agriculture et l'artisanat, naît la production destinée expressément à l'échange, la production de marchandise, ainsi que le commerce, non seulement à l'intérieur de la tribu, ou avec ses voisins, mais déjà par mer.

(...)

À côté de la distinction entre hommes libres et esclaves apparaît la distinction entre riches et pauvres. C'est une nouvelle division de la société en classes que provoque la nouvelle division du travail. L'inégalité entre chefs de famille selon les richesses dont chacun est propriétaire privé fait disparaître l'antique communauté villageoise. (...) La terre labourable fut assignée aux familles privées d'abord temporairement, plus tard de façon définitive. Sa transformation intégrale en propriété privée s'opéra graduellement et parallèlement avec la transformation du mariage syndiasmique en monogamie. La cellule familiale commençait à devenir l'unité économique de base de la société.

(...)

La guerre qui autrefois n'était déclarée que pour se venger des offenses ou pour étendre le territoire devenu trop étroit, fonctionne maintenant comme moyen de pillage. Elle devient une industrie permanente. 

(...)
 [L]es organes de l'organisation gentilice se détachent progressivement de leur racine - le peuple, la gens, la phratrie, la tribu - toute l'organisation gentilice se transforme en son contraire: d'une organisation de tribus établie en vue de régler librement leurs propres affaires, elle devient une organisation destinée au pillage et à l'oppression des voisins. Parallèlement à cette transformation, les organes de la volonté populaire deviennent des institutions indépendantes dont la raison d'être est la domination exercée sur le peuple et son oppression. 

(...)


[La civilisation] s'ouvre par un nouveau progrès de la division du travail. Dans une période barbare inférieure, les hommes ne produisaient qu'en vue de leurs propres besoins. L'échange n'intervenait que rarement et portait sur des produits qui se trouvaient par hasard en surabondance. 

(...)

La civilisation consacre et développe toutes les formes antérieures de division du travail. Elle accentue notamment l'opposition entre la ville et la campagne (d'où dérive la possibilité pour la ville de dominer économiquement la campagne, comme dans l'antiquité, ou pour la campagne d'exercer la même prédominance sur la ville, comme au Moyen-Âge). Et elle ajoute une troisième division du travail qui lui est propre, et qui a une importance décisive: elle enfante une classe qui ne s'occupe plus de la production, mais de l'échange des produits, exclusivement: les marchands.

(...)

Voici que, pour la première fois, apparaît une classe qui, sans prendre part d'une façon quelconque à la production, en acquière la direction complète et asservit économiquement les producteurs, qui se fait l'intermédiaire indispensable entre deux producteurs et les exploite tous les deux. (...) Tant que dure la civilisation, elle est appelée à recevoir de nouveaux honneurs et à exercer une domination croissante sur la production - jusqu'au jour où elle produit enfin elle-même quelque chose: les crises commerciales périodiques.

(...)

Les institutions gentilices étaient nées d'une société qui ne connaissait point d'antagonisme internes et elles n'étaient adaptées qu'à une pareille société. Elles ne disposaient d'aucun moyen de contrainte en dehors de l'opinion publique. Maintenant, au contraire, nous sommes en présence d'une société qui, en vertu des conditions générales de la vie économique, dut se diviser en hommes libres et en esclaves, en riches exploiteurs et en pauvres exploités, d'une société qui non seulement est impuissante à résoudre ses antagonismes, mais doit les accentuer de plus en plus. Semblable société avait seulement le choix entre deux solutions: ou bien vivre en état de lutte ouverte, permanente, opposant ses classes entre elles, ou bien se placer sous l'autorité d'une troisième puissance qui, planant en apparence au-dessus des classes en guerre, paralyserait les actes de violence et ne permettrait à la lutte des classes rien de plus que des affrontements soi-disant légaux sur le terrain économique. Les institutions gentilices avaient vécu. Elles avaient succombé sous la pression de la division du travail et de son produit, la division de la société en classes. Elles furent remplacées par l'État.

Engels, Théorie de la violence, 10/18, 1972, pp. 228-233.