Extrait
Mon voisin, sans doute le plus drôle et le plus virulent de l’équipe, me raconte sa vie. Je l’imaginais éleveur : il était boulanger. Un métier de chien, boulanger, qu’il me dit. Mais qu’il a pris à bras le corps, vingt ans durant. Vingt ans d’un dévouement laborieux. Obstiné.
Puis voilà qu’un matin, tout change. Brutalement. Il se réveille : impossible de se rendre au labo. Son corps ne le porte plus. Son cœur est dans une pierre de meule. Son souffle est mort. Il panique à l’idée même d’approcher la farine, le pétrin le rend fou de peur. Il pleure sans raison. Sa femme le retrouve prostré au pied du lit. Il ne se redresse pas. Et ça dure. Ça dure.
Il met des mois à comprendre ce qui lui arrive : la dépression. Ce mot terrible qui ne s’applique qu’aux autres.
Pendant dix ans, il n’en sort pas. C’est un cercle implacable. Le sol se dérobe inexorablement sous ses pieds. Plus il se démène, plus il s’enfonce. Il ne prend plus de décisions. Ne s’engage plus. Ne travaille plus. Ne fait plus rien.
Sa femme le supplie de vendre le fond pendant qu’il est encore temps. Il s’y refuse. Sa boulangerie, c’est sa planche de salut. Il reviendra au fournil. Il reviendra. Il le sait. Alors il attend, surmédicamenté. Et elle attend, désespérée
La vie foutue d’un autre
Un jour, il flotte sans passion dans l’énième piscine d’un énième centre de repos. Il est là, à se sentir con, à ressasser sa peur et ses idées, quand il voit un homme dans un brancard se faire guider vers l’eau par l’infirmier. Plus de mains, plus de pieds, plus de lèvres : le pauvre bougre a le corps entièrement brûlé.
C’est un tremblement de terre. Le cycle est cassé : d’un seul coup, il se voit par en-dessus, encore jeune et en bonne santé, à flotter mollement dans un piscine médicale. Le boulanger saute hors de l’eau. S’habille en vitesse. Fait son paquet et s’enfuit de la cure.
En un mois, il est guéri. Et depuis ce jour là, quand il sent pointer la rechute, ce qui le sauve, c’est l’image de cet homme dévoré par les flammes. La vie foutue d’un autre. Son salut.
Il retourne dans sa boulangerie, les compteurs au maximum. Prêt à en découdre à nouveau. Mais en dix ans, l’invraisemblable inflation normative a fait son œuvre. Il apprend que plus rien ne va : ses farines, ses fournisseurs, son équipement, ses techniques. Tout a changé. « Voilà ce qu’est la vie. »
Il ne se démonte pas. Casse la tirelire. Vend. Emprunte. Investit. S’équipe de neuf... Pour s’apercevoir dès les premières heures de la reprise que son corps n’accepte plus la farine.
On travaille en ville, maintenant. En ville
Il se couvre d’eczéma. Des pieds à la tête. Des plaques rouges et purulentes. Il fait des analyses, et les médecins déclenchent une guillotine : c’est une allergie sans appel. Le métier qui te refuse, boulanger. Tout s’effondre. Tout s’abat.
Il n’a pas d’autre choix que tout abandonner. Il a cinquante ans. Il ne sait rien faire d’autre. Toutes les économies de son existence, il les a diluées dans la fabrication du pain des autres. « Et voilà ce qu’est la vie. »
Il aurait pu retourner dans son cycle de peur. Mais l’homme brûlé est là, qui veille. Quelques jours à peine après le verdict des médecins, il se résout à vendre. On est en 2009 : la crise est passée par là et son fond ne vaut plus un quignon.
Bien sûr, il vient de tout refaire à neuf, mais personne ne veut d’une boulangerie. On travaille en ville, maintenant. En ville. C’est pas nouveau, mais ça a empiré. Plus personne ne veut d’un commerce dans son coin de vallée, où les pierres de taille remplacent les tuiles.
Il redit : « Voilà ce qu’est la vie. » Son commerce, il a fini par le vendre à un Hollandais de passage. Deux fois moins cher que ce qu’il l’avait acheté trente ans plus tôt. Il a bien tenté de remonter des affaires par la suite, mais quel banquier prêterait de l’argent à un semi-vieillard capable de perdre autant ?
Pas de chômage. Pas de revenus. Il refuse le RSA. Sa femme, heureusement, a trouvé un boulot de caissière dans un Vival à coté. Naïvement, je lui demande de quoi il vit. Il éclate de rire :
« Qu’est-ce que tu crois que je fous ici ? »Il fait du bois. Il roule de la paille. Il cure des étables. Il rend des services. Tout ça au black, bien sûr. Voilà de quoi il vit. « Voilà ce qu’est la vie. »
Je sens à ses yeux secs qu’il pense au gars qui brûle.