"Et pour finir, la grande ville elle-même avait progressivement changé d'aspect. On avait rasé les vieux quartiers et bâti de nouveaux immeubles dépourvus de tout superflu. On s'épargnait la peine de construire des habitations conformes aux goûts de leurs occupants. Autrement, il aurait fallu les faire très différentes les unes des autres. Il était beaucoup moins cher et surtout beaucoup plus rapide de les construire toutes sur le même modèle. Au nord de la grande ville s'étendait déjà de nouveaux quartiers gigantesques. Là s'élevaient d'interminables rangées de casernes qui se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Toutes les maisons étant identiques, les rues aussi avaient l'air semblables. Ces rues uniformes ne cessaient de se développer et s'étiraient déjà en ligne droite jusqu'à l'horizon - un désert d'ordre! Car tout, chaque centimètre, chaque instant, était scrupuleusement calculé et planifié.
Nul ne semblait remarquer qu'en économisant le temps, c'était autre chose qu'on économisait en réalité. On ne voulait pas voir que la vie s'appauvrissait, se faisait plus monotone et plus froide. Pourtant, les enfants, eux, le sentaient, car personne n'avait plus une seconde à leur consacrer.
Or le temps, c'est la vie. Et la vie habite dans le cœur des hommes.
Et plus les gens l'économisaient, moins ils en avaient."
Michael Ende, Momo