Extrait de "Écrits politiques et historiques" de Simone Weil, la philosophe morte en 1943.
Nous vivons dans un âge
éclairé, qui a secoué les superstitions et les dieux. Il ne reste
attaché qu'à quelques divinités qui réclament et obtiennent la
plus haute considération intellectuelle, telles que Patrie,
Production, Progrès, Science. Par malheur, ces divinités si
épurées, si affinées, tout à fait abstraites comme il convient à
une époque hautement civilisée, sont pour la plupart de l'espèce
anthropophage. Elles aiment le sang. Il leur faut des sacrifices
humains. Zeus était moins exigeant. Mais c'est qu'on n'aurait pas
accordé à Zeus plus que quelques gouttes de vin et un peu de
graisse de bœuf. Au lieu que le Progrès - que ne lui accorderait-on
pas ? Aussi riait-on parfois de Zeus, tandis qu'on ne rit jamais
du Progrès. Nous sommes une civilisation qui ne rit pas de ses
dieux. Est-ce par hasard que depuis l'intronisation dans l'Olympe de
ces dieux dont on ne rit pas, il n'y a presque plus de comédie ?
On peut tout accorder au
Progrès, car on ignore tout à fait ce qu'il demande. Qui a jamais
tenté de définir un progrès ? Si l'on proposait ce thème
dans un concours, il serait sans doute instructif et amusant de
comparer les formules. Je propose la définition que voici, la seule
à mon avis pleinement satisfaisante et qui s'applique à tous les
cas : on dit qu'il y a progrès toutes les fois que les
statisticiens peuvent, après avoir dressé des statistiques
comparées, en tirer une fonction qui croît avec le temps. S'il
y a en France - simple supposition - deux fois plus d'hôpitaux qu'il
y a vingt ans, trois fois plus qu'il y a quarante ans, il y a
progrès. S'il y a deux, trois fois plus d'automobiles, il y a
progrès. S'il y a deux, trois fois plus de canons, il y a progrès.
S'il y a deux, trois fois plus de cas de tuberculose... mais non, cet
exemple ne conviendra que le jour où on fabriquera de la
tuberculose. Il convient d'ajouter à la définition ci-dessus que la
fonction doit exprimer l'accroissement de choses fabriquées.
Extrait de
"Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale"
La
période présente est de celles où tout ce qui semble normalement
constituer une raison de vivre s'évanouit, où l'on doit, sous peine de
sombrer dans le désarroi ou l'inconscience, tout remettre en question.
Que le triomphe des mouvements autoritaires et nationalistes ruine un
peu partout l'espoir que de braves gens avaient mis dans la démocratie
et dans le pacifisme, ce n'est qu'une partie du mal
dont nous souffrons ; il est bien plus profond et bien plus étendu. On
peut se demander s'il existe un domaine de la vie publique ou privée où
les sources mêmes de l'activité et de l'espérance ne soient pas
empoisonnées par les conditions dans lesquelles nous vivons. Le travail
ne s'accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu'on est utile,
mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège
octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut
plusieurs êtres humains du fait même qu'on en jouit, bref une place.