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- 4. un licenciement
Claude sait que les carottes sont cuites. Il travaille bien et est reconnu dans sa boîte depuis 25 ans mais l'entreprise s'est fait racheter et, comme quinquagénaire, Claude fera forcément partie de la prochaine charrette.
Comme il lui reste plus de 7 ans pour rembourser son crédit, comme sa fille cadette termine ses études, la situation matérielle de Claude va devenir très difficile. Il angoisse, il dort mal, il a peur de l'avenir. Quand il va au travail, il se fait discret, il a peur qu'on ne le remarque. Il sait que, à son âge, ses perspectives de reclassement sont à peu près nulles. Lui qui a toute sa vie reproché aux chômeurs leur fainéantise, voilà qu'il se retrouve au pointage.
Il ne sera pas dispensé du contrôle des chômeurs - il est trop jeune pour cela. Il ne lui sera pas non plus possible de prendre sa pré-pension. Il sera harcelé par l'administration comme les jeunes chômeurs mais il lui sera impossible de trouver un emploi, un employeur qui consente à gagner de l'argent avec son travail parce qu'il est trop vieux.
En salaire à la qualification
Dominique le sait bien, le torchon brûle. Elle n'est pas du genre à se raconter d'histoire. Elle n'a plus sa place dans ce collectif de production, elle n'est plus en phase avec ce qui se fait, avec la nouvelle équipe. Elle est triste: c'est une page de 25 ans de vie qu'elle doit tourner. Elle se surprend à avoir envie de faire exploser son entreprise dans laquelle elle a mis tant de temps, tant de cœur.
Elle est triste mais ce départ sera pour elle l'occasion de se reposer un peu, d'envisager d'autres projets, de se mettre au vert. Si elle se sent un peu perdue, elle pourra aller consulter les conseillers professionnels: ils prennent le temps d'écouter et trouvent parfois de chouettes idées, dit-on. De toute façon, un conseil, c'est gratuit. Avec sa passion des langues, son goût pour les nouvelles technologies de l'information, pour le piano et pour le bricolage, c'est bien le diable si elle ne trouve rien. En tout cas, son salaire demeure inchangé.
Dans l'immédiat, pour digérer la disparition de son petit monde, elle va partir six mois, voyager. Puis elle s'occupera un peu de ses petits enfants.
- 5. La bougeotte
En emploi
Dominique a été diagnostiquée haut-potentiel dès l'enfance. Elle ne tient pas en place et, pour se réaliser, doit trouver des activités très complexes, créatives. Elle mène plein d'activités de ce genre dans sa vie (elle fait des traductions de textes de musicologie, s'adonne au piano et ne boude pas à l'occasion une petite séance de programmation Java) mais, dans le cadre de son boulot alimentaire, elle endure un véritable supplice.
Obéir à des cuistres incompétents, assoiffés de gain, calculateurs à petite vue, médiocres jusque dans leurs ambitions, soit, mais devoir s'infliger ce monde répétitif, morne, cadre, devoir suivre ces maudits protocoles, ça, elle ne le supporte plus.
Alors, toute brillante et créative qu'elle soit, entre la dépression, les médicaments et les somatisations, elle se fraie un chemin hors de l'emploi, un chemin de maquisarde, un chemin de précarité. Elle peut certes s'amuser mais l'ambition lui est interdite.
En salaire à vie
Claude change régulièrement de collectif de travail. Il aime la compagnie et les rencontre mais il reste solitaire. Il fait de la consultance - quand ses activités non professionnelles comme il dit lui en laissent le temps. Il vient à la demande d'un groupe dysfonctionnel (qui se définit comme tel) démêler les problèmes relationnels, matériels ou institutionnels. Il est très demandé: son point de vue original, ses capacités de faire des liens, d'éclairer les problèmes en en pensant le cadre font merveille.
Il voyage comme cela pour ses missions de quinze jours (parfois un peu plus quand il s'attache au lieu). Il peut en même temps avoir une vie de famille - il emmène souvent ses enfants dans ses voyages. Il est accueilli comme quelqu'un qu'on attend et, ça, pour quelqu'un de différent, c'est irremplaçable.
Il ne se sent pas toujours légitime, à sa place - ce qui explique pourquoi il néglige de faire reconnaître une qualification plus élevée - mais il parvient à concilier la richesse de sa vie avec la sécurité matérielle et affective dont il a particulièrement besoin. Le salaire ne l'a débarrassé de toutes ses angoisses mais l'aide à vivre avec.
- 6. Éboueur
En emploi
Claude travaille pour la société sous-traitante de l'intercommunale. Il se lève à quatre heures du matin mais termine vers midi. Il travaille tous les jours, suit le gros camion tous les jours, ramasse les poubelles aussi vite que possible pendant toute la journée. Son métier est rude.
Il a dû se battre pour son poste. Il a un contrat d'essai de 12 mois qui suit un premier intérim. Il a peur de ne pas être repris même si, selon le chef, il a ses chances. Il ramasse les poubelles dans un quartier riche mais lui n'a pas les moyens d'habiter ce quartier. Il habite un quartier pauvre parce qu'il est pauvre.
En salaire à vie
Dominique fait partie d'un collectif de travail de ramassage et de valorisation des déchets. En concertation avec les habitants du quartier, des points de collectes, dans chaque rue, ont été choisis. On y a installé de petits cabanons pour que les gens puissent poser leurs sacs poubelles dans des conteneurs à l'abri de la pluie. Le temps de collecte a été fortement réduit de ce fait: son équipe passe une fois par semaine dans les centres, nettoie les dépôts sauvages une fois par semaine et, le reste du temps, se concentre à d'autres tâches. Lors du ramassage, l'équipe part à 10h du matin de l'entrepôt et met un point d'honneur à ne pas s'épuiser. Sans se presser, en trois heures, la collecte des 32 points de dépôts est faite pour une semaine.
Dominique s'occupe particulièrement du contact avec les habitants. Elle doit expliquer les subtilités du tri sélectif (que son équipe et elle ont poussé assez loin) aux habitants, elle a aussi organisé un système de valorisation des déchets organiques. Elle anime régulièrement des formations à ce sujet - c'est que le compost, c'est bien, mais il est impératif que ne s'y retrouvent que des déchets organiques.
La quantité de volume de poubelle a diminué avec la mise en place du salaire. Les entreprises n'ont plus eu besoin d'avoir recours aux emballages criards, encombrants, pour convaincre d'acheter leur marchandise. Dominique participe à la mise en place de consigne unique en verre (unique mais pour chaque format) au niveau national. Elle rencontre des producteurs, des designers industriels et des gérants de la grande distribution pour coordonner cette politique de consigne.
Elle est impliquée dans son métier, reconnue par ses partenaires sociaux et respectée par rapport à son statut social. Elle rencontre des responsables et est impliquée dans des décisions techniques. Sa fonction d'éboueuse lui donne droit à un salaire élevé - elle peut donc habiter le quartier riche si elle le souhaite ou rester proche de ses ami(e)s d'enfance.