Nous vous partageons un texte obligeamment mis en ligne par le site Mécanique Universelle (
ici) de l'auteur de l'Utopie. Nous avons expliqué dans l'article
travail la différence entre le travail concret et le travail abstrait, le travail comme statut économique, comme rôle dans une société de violence sociale. Thomas More démontre ici l'absence de lien entre ces deux aspects du travail et, partant, il dénonce la violence sociale du travail abstrait.
Est-il juste qu'un noble, un orfèvre, un usurier, un homme qui ne
produit rien, ou qui ne produit que des objets de luxe inutiles à
l'état, est-il juste que ceux-là mènent une vie délicate et splendide au
sein de l'oisiveté ou d'occupations frivoles ? tandis que le manœuvre,
le charretier, l'artisan, le laboureur, vivent dans une noire misère, se
procurant à peine la plus chétive nourriture. Ces derniers, cependant,
sont attachés à un travail si long et si pénible, que les bêtes de somme
le supporteraient à peine, si nécessaire que pas une seule société ne
pourrait subsister un an sans lui. En vérité, la condition d'une bête de
somme paraît mille fois préférable ; celle-ci
travaille moins longtemps, sa nourriture n'est guère plus
mauvaise, elle est même plus conforme à ses goûts. Et puis l'animal ne
craint pas l'avenir.
Mais l'ouvrier, quelle est sa destinée ? Un travail infructueux,
stérile, l'écrase présentement, et l'attente d'une vieillesse misérable
le tue ; car son salaire journalier ne suffit pas à tous ses besoins du
jour ; comment donc pourrait-il augmenter sa fortune et mettre chaque
jour de côté
un peu de superflu pour les besoins de la vieillesse ?
N'est-elle pas inique et ingrate la société qui prodigue tant de biens à
ceux qu'on appelle nobles, à des joailliers, à des oisifs, ou à ces
artisans de luxe, qui ne savent que flatter et servir des voluptés
frivoles ? quand, d'autre part, elle n'a ni cœur ni souci pour le
laboureur, le charbonnier, le manœuvre, le charretier, l'ouvrier, sans
lesquels il n'existerait pas de société. Dans son cruel égoïsme, elle
abuse de la vigueur de leur jeunesse pour tirer d'eux le plus de travail
et de profit ; et dès qu'ils faiblissent sous le poids de l'âge ou de
la maladie, alors qu'ils manquent de tout, elle oublie leurs nombreuses
veilles, leurs nombreux et importants services, elle les récompense en
les laissant mourir de faim.
Ce n'est pas tout. Les riches
diminuent, chaque jour, de quelque chose le salaire des pauvres, non
seulement par des menées frauduleuses, mais encore en publiant des lois à
cet effet.
Récompenser si mal ceux qui méritent le mieux de la
république semble d'abord une injustice évidente ;
mais les riches ont fait une justice de cette monstruosité
en la sanctionnant par des lois.
C'est pourquoi, lorsque j'envisage et j'observe les républiques
aujourd'hui les plus florissantes, je n'y vois, Dieu me pardonne! qu'une
certaine conspiration des riches faisant au mieux leurs affaires sous
le nom et le titre fastueux de république. Les conjurés cherchent par
toutes les ruses et par tous les moyens possibles à atteindre ce double
but :
Premièrement, s'assurer la possession certaine et indéfinie d'une
fortune plus ou moins mal acquise ; secondement, abuser de la misère des
pauvres, abuser de leurs personnes, et acheter au plus bas prix
possible leur industrie et leurs labeurs.
Et ces machinations décrétées par les riches au nom de l'état, et par
conséquent au nom même des pauvres, sont devenues des lois.