Les ouvriers de la construction montréalais parlent de leur sécurité

Le syndicat industriel des travailleurs et des travailleuses de Montréal publie un excellent texte sur les conditions de travail, sur le problème de la sécurité dans la construction (ici, en français avec quelques truculentes tournures de la Belle Province).

Le syndicat rappelle que la sécurité augmente les frais:

La sécurité ça coûte des sous. Les couvreurs doivent être payés pour le temps qu’ils installent, et enfilent  leur équipement de sécurité comme pour le temps qu’ils posent du bardeaux ou bien étendent du goudron. Les harnais, les mousquetons, les cordes, les casques et les lunettes coûtent de l’argent. Ce qui signifie qu’il y a toujours de la pression pour freiner les mesures de sécurité afin que la compagnie fasse plus d’argent. Cela mène directement à plus d’accidents, à plus de morts. Des couvreurs tombent et perdent la vie parce que leur patron était trop cheap pour acheter des harnais sécuritaires. Des parties d’un édifices s’écroulent et tuent les travailleurs-euses à l’intérieur parce que le boss réduisait les côuts et utilisait des matériaux cheap.
 Les contrôles de sécurité ne suffisent pas, ils sont évités par le recours à la sous-traitance.

Et la loi c’est une chose, mais la réalité en est autre. Les petits entrepreneurs qui travaillent dans le résidentiel voient rarement les  inspecteurs de la CSST [inspection du travail].  Ils ont tendance à avoir des pratiques beaucoup moins sécuritaires qu’il faudrait.  D’un autre côté certains gros entrepreneurs ont parfois des ententes avec les inspecteurs et ces derniers donnent des passe-droits  alors qu’ils n’ont même pas  mis le pied dans une bâtisse. Ils préfèrent, jaser ou bien aller prendre un café que de passer une heure à vérifier attentivement si tout est conforme. Les règles de santé et  sécurité sont généralement appliqué avec rigueur seulement lorsque des plaintes sont formulées ou bien que des accidents grave ont lieu.  Les lois, à elles seule, ne pourront nous débarrasser de la pression qu’exercent les compagnies pour réduire les mesures de sécurité.
Un entrepreneur général qui construit un gratte-ciel exigera par exemple que tous les travailleurs-euses sur le chantier assistent à une pause santé et sécurité une fois par semaine. Il va fixer des règles strictes de sécurité, donner (ou vendre)  des lunettes de sécurité à tous ceux qui en ont besoin et dire à tous qu’ils doivent signaler toute violation de sécurité qu’ils pourraient voir . Immédiatement après, il s’en va appeler ses sous-traitants, par exemple le boss de la compagnie qui s’occupe de la structure d’acier. Il va lui dire qu’il a besoin de se dépêcher, sinon la structure  de l’édifice ne sera pas livrée  à temps. Ce patron vient faire un tour sur ​​le chantier le lendemain et dit au contremaître qu’il ne fait pas sa job, qu’il doit pousser les gars plus fort.
 Concrètement, les ouvriers doivent passer outre les règles de sécurité sous la pression.

Le contremaître, à son tour, annonce aux monteurs qu’il y aura des heures supplémentaires chaque jour pendant une semaine et décide qu’on peut se passer des harnais, parce que ça prend  trop de temps. Résultat : un paquet de monteurs d’acier qui manquent de sommeil  sont rendus à se promener pas attachés sur des poutrelles d’acier six étages dans les airs. Si l’entrepreneur général a tenu des réunions de santé et sécurité régulièrement et posté des règlements stricts autour du chantier, il sera dans une bien meilleure posture s’il vient qu’à être poursuivi par la famille du monteur d’acier qui aura fait une chute mortelle . Quelles que soient les intentions individuelles des investisseurs capitalistes qui  placent leur argent dans la construction de condos, l’impératif  inévitable de réduire les coûts et d’accroître le rythme de travail porte atteinte directement à la sécurité des travailleurs sur le chantier de construction.
Mais ce n’est pas juste les patrons qui enfreignent les règles de sécurité. Lorsque le contremaître nous pousse à travailler plus vite, c’est parfois plus simple de laisser tomber la sécurité, que de travailler réellement plus fort. Par exemple on va s’étirer dangereusement loin par la fenêtre plutôt que de prendre le temps d’enfiler un harnais.  Aussi,  un grand nombre de règles de sécurité nous semblent parfois inutile. On connaît  par expérience, mieux que les gens qui écrivent les lois, comment faire le travail en toute sécurité. On voit souvent les règles de santé et sécurité comme une contrainte plutôt que comme quelque chose d’utile. Et puis on hait ça quand le général nous dit de remettre notre casque pendant qu’on fume une cigarette à côté du shack.

 Les ouvriers sont alors poussés-contraints-forcés à prendre des risques, ce qui tue, estropie, mutile, blesse leurs corps. Les indemnités d'accident deviennent une terre promise dans ces conditions, les ouvriers vont jusqu'à s'estropier volontairement pour gagner un peu de répit.

Cette d’auto-destruction n’est pas vraiment réfléchie, mais elle répond à une certaine logique. La véritable horreur de cette logique peut être vu lorsque des travailleurs-euses se blessent volontairement pour obtenir une indemnisation. Bien que ce soit très rare, le patron soupçonne souvent ce scénario. Des fois on peut être porté à prendre plus de risques au travail parce qu’en quelque part on sait que si on se blesse on pourra toucher une indemnisation relativement décente. Ainsi notre propre activité au travail est si misérable que l’autodestruction peut sembler une alternative intéressante. Plus souvent, cependant, on call malade, et on essaie d’obtenir quelques jours de repos.

Nos blessures et nos accidents soulignent les rapports de classe de manière drastique et exaspérante. Quand un vieil échafaudage rouillé s’effondre et qu’un travailleur meurt, il apparaît clair que la pression de l’entreprise pour réduire les coûts s’est faite au prix de la vie du travailleur. Mais même si l’entreprise à le meilleur échafaudage et les meilleurs équipements de sécurité, une chose reste sûre : C’est pas les casque blancs qui tombent des toits. C’est nous. Même le bon travailleur ne peut y échapper. Il a travaillé dur, tourné un tournevis pendant trente ans, a fait faire beaucoup d’argent à l’entreprise en répétant son geste et n’a jamais eu d’accident majeur de toute sa vie. Puis un matin, il tends le bras vers sa tasse de café et son coude lâche – pour  ne plus jamais fonctionner correctement.

Que nos corps s’usent lentement ou rapidement, que nos patrons sont fondamentalement des bons gars qui essaient d’être safe ou qu’ils soient des chaudrons cupides qui se câlissent des travailleurs, le fait demeure qu’en bout de ligne c’est nous qui se retrouvent avec les blessures et les problèmes de santé et puis que c’est eux autre qui finissent avec le profit.
 Tout le problème est là.

Dans Charlie, Maris défend la rente de base à 400€

Le membre du conseil général de la Banque de France nous explique la nécessité du revenu minimum d'existence (RME) ici.

Nous allons examiner sa proposition à la lumière de nos propres critères.

- Certains revenus de base permettent aux gens de survivre hors du travail. Ce n'est pas le cas de celui-ci puisqu'il s'élèverait à 400€. On ne sait rien faire avec cette somme, elle contraint les récipiendaires à la misère, au travail au noir (ce qui est bien sûr une forme d'emploi), à la précarité, etc.

- Philosophiquement, Maris justifie le RME par la rente de l'héritage des savoirs-faire des ancêtres.

Il l'évalue à 15% du PIB , soit, pour la France, 300 milliards €, effectivement 400€ par mois.
Il cite des sources mais sans expliquer le calcul - à mon sens, sans culture, sans langage, sans civilisation, sans arithmétique, la production du PIB n'existerait pas mais passons.
Le problème de ce genre d'argument est double.

1. Le pauvre devient un rentier, ce qui est retournement de la situation assez vertigineux. C'est la misère qui fait l'aiguillon de la nécessité, c'est elle qui permet les profits de 700 milliards € par an en France.

2. La justification du revenu n'est pas le travail, la production ou même le mérite mais une rente de situation. Les récipiendaires bénéficient d'une largesse, pas d'un droit. Par ailleurs, on voit mal les rentiers que seront devenus les misérables réclamer un régime hostile à la rente alors que cette rente leur mange leurs ressources, leur temps vendu de l'emploi ou leur santé, alors que cette rente les condamne à l'asservissement économique.

- Maris prétend que le revenu de base est rejeté par les libéraux. Indépendamment de la légèreté de l'argument - si les libéraux rejettent la torture animale, faut-il la pratiquer? C'est tout simplement idiot. L'argument est tout à fait faux puisque le chef de file des néoclassiques libéraux, le très tatchérien, très pinochetien et très reaganien Friedman l'appelait de ses vœux et qu'il est ici soutenu par un conseiller de banque. L'initiative actuelle de revenu de base (famélique) européen reçoit le soutien de banquiers, de professeurs d'université libéraux ou de chefs d'entreprise. Cette solution fait porter sur les classes moyennes le 'coût' de la pauvreté sans toucher le moins du monde aux profits. Cette solution n'est donc absolument pas altruiste, il s'agit d'un keynésianisme au rabais (400€, comment osent-ils? sans toucher aux rentiers!).

- Par rapport au monde du travail, ce revenu de base ne diminue absolument pas la contrainte de l'aiguillon de la nécessité (on ne sait rien faire avec 400€ par mois) et ne résout absolument pas les tragédies de l'employisme.

1. Il ne libère pas le travail de la soumission de l'emploi. Concrètement, les travailleurs doivent toujours prester des tâches sur lesquelles ils n'ont pas de prise pour produire une production qui se justifie exclusivement par la valeur ajoutée qu'elle génère sans égard pour la santé des populations, pour l'environnement, pour le confort du travailleur.

2. Il justifie les profits des propriétaires lucratifs par la redistribution. Comme les injustices les plus criantes sont atténuées par ce dispositif, ce qui, paradoxalement, les rend supportables sans en atténuer la dureté.

3. La démocratie reste confinée dans l'absurde enceinte extérieure du travail. La créativité, l'inventivité humaine restent bridées par les passions tristes, ennemies du conatus (voir ici), de l'énergie de vie des producteurs.

- Ce revenu sera contrôlé par des pouvoirs publics qui s'empresseront de le sucrer le jour où les industriels auront besoin de main-d’œuvre - comme cela a été le cas avec le Speenhamland Act.

- Ce revenu risque d'être retiré des salaires réels - c'est ce qui le rend, contrairement à ce qu'affirme Maris, très sympathique auprès de la frange éclairée des libéraux. Il rend - comme Maris l'explique très bien - les employés beaucoup plus flexibles. Ils acquièrent le droit de vivre en attendant de se vendre à l'esclavagiste-employeur suivant dans une liberté irresponsable en pointillé. Ces employés précaires ne pourront pas élever de famille, ils ne pourront pas entreprendre des projets ambitieux, ils seront (encore et toujours) traités comme des mineurs économiques et, entre deux contrats d'esclaves tristes, ils pourront jouer de la guitare et fumer ce qu'ils veulent (merci monsieur Maris).

Le RME n'a absolument aucun intérêt dans une perspective d'émancipation de l'emploi à moins qu'il ne soit
- un salaire socialisé financé par des cotisations sociales
- suffisant pour vivre et faire des projets
- soit accompagné d'une socialisation de la valeur ajoutée, d'une démocratisation de l'économie.

Par ailleurs, on ne comprend pas pourquoi le conseiller de la Banque de France s'obstine à parler de société post-capitaliste pour une mesure qui ressemble à s'y méprendre à un RMI inconditionnel (maintenant RSA socle), mesure qui n'a, semble-t-il, pas suffit à dépasser le capitalisme dans l'hexagone. Sauf que le RSA socle s'élève, lui, à 492,90€, plus de 90€ de mieux que le RME post-capitaliste de Maris. Et ce revenu serait émancipateur de quelque façon?

Les chômeurs doivent travailler pour rien à Rotterdam

Selon cet article du Figaro (ici, en français) qui a un peu plus d'un an, les chômeurs à Rotterdam doivent prester une journée de travail gratuite par semaine s'ils veulent conserver leurs allocations.

Il s'agit d'un logique employiste poussée à son paroxysme.

- on culpabilise les chômeurs qui doivent 'se reprendre en main'. Le chômeur ne subit pas le chômage mais en est responsable.

- on lie des prestations salariales, des droits salariaux à des conditions. Le droit se gagne et devient un privilège, ce qui le rend d'autant plus facile à sucrer au moment opportun - avec l'hallucinante complicité des syndicats et des salariés.

- on fait travailler gratuitement des producteurs sans emploi au lieu d'embaucher des employés avec de vrais salaires. Il s'agit d'une déqualification de poste d'une part, puisque les balayeurs ne sont pas reconnus comme qualifiés, leur poste est déconsidéré, leur savoir-faire et leur pratique professionnelle sont niés et, d'autre part, il s'agit d'une déqualification des producteurs en travail forcé eux-mêmes. Leur qualification disparaît dans la gangue de l'emploi et, en disparaissant, la communauté se prive d'une source de valeur ajoutée appréciable.

- tout cela se fait au nom du syllogisme boiteux du mérite (voir ici), de l'idée malsaine que les seuls êtres humains à avoir le droit de vivre sont ceux qui sont efficaces au sens économique du terme. Une telle idéologique producialiste ne produit que des aberrations puisque l'être humain se construit d'abord en dehors de l'emploi; c'est l'emploi et l'économique qui récupèrent ces précieuses constructions humaines et les parasite.

Les voleurs de temps

Sur le temps vendu, la compétitivité ...


"Et pour finir, la grande ville elle-même avait progressivement changé d'aspect. On avait rasé les vieux quartiers et bâti de nouveaux immeubles dépourvus de tout superflu. On s'épargnait la peine de construire des habitations conformes aux goûts de leurs occupants. Autrement, il aurait fallu les faire très différentes les unes des autres. Il était beaucoup moins cher et surtout beaucoup plus rapide de les construire toutes sur le même modèle. Au nord de la grande ville s'étendait déjà de nouveaux quartiers gigantesques. Là s'élevaient d'interminables rangées de casernes qui se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Toutes les maisons étant identiques, les rues aussi avaient l'air semblables. Ces rues uniformes ne cessaient de se développer et s'étiraient déjà en ligne droite jusqu'à l'horizon - un désert d'ordre! Car tout, chaque centimètre, chaque instant, était scrupuleusement calculé et planifié.

Nul ne semblait remarquer qu'en économisant le temps, c'était autre chose qu'on économisait en réalité. On ne voulait pas voir que la vie s'appauvrissait, se faisait plus monotone et plus froide. Pourtant, les enfants, eux, le sentaient, car personne n'avait plus une seconde à leur consacrer.

Or le temps, c'est la vie. Et la vie habite dans le cœur des hommes.

Et plus les gens l'économisaient, moins ils en avaient."


Michael Ende, Momo

En guise d'aspirine

En guise d'aspirine, je développe un peu les bonheurs de la logique.

Majeure: 'tout travail mérite salaire'

Mineure: 'les actionnaires ont de gros salaires'

conclusion: 'les actionnaires bien rémunérés le méritent'

Voilà un syllogisme idéal pour évacuer les scories d'un réveillon trop arrosé. Bien sûr, vous aurez reconnu un Barbara (suite de trois affirmations universelles) mais les plus tempérants d'entre vous aurons tout de suite compris les failles du raisonnement.

1. Le travail n'est pas l'emploi - donc le salaire ne doit pas être lié à l'emploi.

2. Le travail fait partie de la catégorie 'méritant salaire'. Cela ne signifie pas qu'il recouvre l'intégralité de cette catégorie. Prendre le travail comme source exclusive du salaire, c'est un Latius hos, une extension abusive de catégorie.

Les préjugés fonctionnent typiquement sur des Latius hos. Par exemple, vous voyez une ménagère de moins de cinquante ans regarder TF1, vous en déduisez que toutes ménagères de moins de cinquante ans regardent cette chaîne de télévision - il est vrai marraine du concept pseudo-sociologique. Que la ménagère fasse partie de cette catégorie n'implique pas que toute la catégorie suit les comportements de la partie.

On peut imaginer des éléments de la catégorie plus large ne faisant pas partie de la catégorie la plus étroite. En terme logique, la majeure veut dire que si l'on travaille (A), l'on mérite un salaire (B):
A -> B.

3. Ce Latius hos, le fait de prendre la partie pour le tout, permet d'amener la conclusion. Bien sûr, les actionnaires ne touchent pas un salaire mais un revenu du capital, ce qui n'a rien à voir. En outre, le fait de toucher de gros revenus ne les met pas dans la catégorie du 'travail méritant'. C'est le 'travail méritant' qui doit (idéalement) générer un salaire mais ce n'est pas le revenu important qui atteste l'appartenance au travail méritant.

Exemple concret du tour de passe-passe avec Latius hos (et Barbara):

Les hommes sont mortels
Mon âne est mortel
 Donc mon âne est un homme.

Le tour consiste en l'extension de la catégorie 'hommes mortels' à des catégories qui lui sont étrangères, celle des ânes mortels, en l'occurrence.

Donc la rémunération des propriétaires lucratifs n'est entachée d'aucun mérite - que l'on soit ou non en accord avec la majeure ci-dessus.

Bonne année.

L'employisme augmenterait les risques cardiaques

Article glané sur facebook, je vous le partage.

Référence: Psychomédia ici

Extrait:
Les hommes qui n'expriment pas leurs émotions de colère et de frustration lorsqu'ils se sentent injustement traités au travail ont un risque accru de problèmes cardiaques, selon une étude suédoise publiée dans le Journal of Epidemiology and Community Health.

Constanze Leineweber et ses collègues de l'Université de Stockholm ont mené cette étude avec 2755 employés sans antécédents de crise cardiaque entre 1992 et 2003. Leurs façons de faire face aux traitements injustes au travail étaient évaluées ainsi que différents facteurs de risque.

Durant les dix ans qu'a duré la recherche, 47 des participants ont été victimes d'un infarctus du myocarde ou sont décédés des suites d'une maladie cardiovasculaire.

Les hommes qui disaient qu'en situation d'injustice, ils réagissaient souvent ou parfois en se retirant, ne disant rien, ne se sentant pas bien physiquement ou ayant mauvais caractère à la maison, étaient deux fois plus susceptibles de subir une attaque cardiaque. Mais ceux dont la réaction immédiate étaient de s'éloigner ou de ne rien dire avaient un risque 5 fois plus élevé.
 

Commentaire sur: "Vers un revenu de base inconditionnel?"

Article disponible en PDF ici


Ce document accessible ici est l’œuvre de Philippe Defeyt et Marc de Basquiat. Comme il s'agit d'explorer une piste qui est sensée redéfinir nos rapports au travail, nous avons suivi de manière critique les deux auteurs. En aucun cas, notre critique ne veut saper une initiative, décourager un idéal ou saboter une démarche mais, au contraire, nous essayons de comprendre en quoi cette démarche affaiblit l'emploi et en quoi elle le renforce.

Fig. 1
Tout d'abord, la représentation de l'économie dans ce document fait l'impasse sur
- les actionnaires, les propriétaires lucratifs de l'entreprise qui touchent un revenu sans travail
- les conditions d'organisation du travail, ce qui le structure

C'est-à-dire que, dans cette représentation, les profits n'existent plus et les conditions de travail, les conditions dans lesquelles s'effectuent les tâches de production sont évacuées. Le travail rémunéré (c'est-à-dire l'emploi) s'inscrit dans un monde hors contexte, c'est une fatalité sans lien avec un rapport de force.

De même, le document (Fig. 1) parle de redistribution sans faire allusion à la distribution. Pour rappel, la valeur ajoutée est distribuée entre les revenus du travail, les investissements et les revenus du capital. Cette distribution intègre dans les revenus du travail aussi bien les salaires directs que la sécurité sociale. Le fait de supprimer toute allusion à cette distribution nie tous les conflits dans la production entre les classes de producteurs et les classes de propriétaires.

La redistribution vient après la distribution première, grand impensé du document, pour pallier ses excès, pour lisser ses injustices, pour compenser ses dysfonctionnements.

L'enjeu peut sembler oiseux mais il s'agit, de notre point de vue, de savoir quel est le cadre du travail. Il ne s'agit pas tant, de notre point de vue, de pouvoir rester oisif mais de pouvoir développer son activité, sa créativité humaine. S'attacher à la seule redistribution, après une distribution primaire impensée, fait l'impasse sur la justice et sur les rapports de classe et, surtout, ne permet pas de construire une évolution du cadre du travail aujourd'hui corseté par l'emploi.

Le document développe ensuite des stratégies pour rendre la répartition des revenus moins inégale. Il s'agit là d'une intention très louable à laquelle nous ne pouvons que souscrire au regard de la prolifération de la misère dans une société riche mais cette intention, pour louable qu'elle soit, ne redéfinit en rien la convention de l'emploi et ne bouge en rien les lignes de force qui empoisonnent le quotidien des producteurs avec ou sans emploi. L'égalité ou l'équité de revenu ne dépasse pas la violence sociale de l'emploi et de la soumission du producteur au propriétaire et de l'acte productif au profit.

Fig. 2

La figure deux montre une confusion extrême entre la distribution et la redistribution. La distinction des deux niveaux permet de penser les rapports sociaux dans l'emploi dans la mesure où la pression de l'emploi s'effectue au niveau de la seule distribution. Le salaire brut, les retraites, les allocations familiales ou les cotisations sont issus de la distribution alors que CSG ou les APE sont issus de l'impôt et, donc, de la redistribution. Cette confusion permet également d'oublier les 700 milliards € de profit ponctionnés par les actionnaires en France chaque année sur le travail. Comme les propriétaires lucratifs sont absents de l'équation économique, ce sont les producteurs qui doivent se débrouiller entre eux avec le peu que ces actionnaires leur laissent sans leur demander des comptes. C'est pourtant le système de propriété lucrative qui empêche la liberté de travail, qui empêche la liberté d'investissement et les soumet au carcan de la rentabilité et de la concurrence.

De même, dans la partie financement, le document parle de taxer les revenus des classes moyennes (les riches fraudent facilement l'impôt) et non d'augmenter le salaire.

La tentation d'apaiser les rapports sociaux, de gommer la conflictualité sociale peut faire oublier les enjeux du salaire.

Formuler le problème en terme de besoin divise l'humanité en 'assistés parce qu'il faut bien' et en une élite productrice, seule légitime à produire les richesses. Cette façon de voir fait l'impasse sur la production gratuite et sur la nature sociale de l'économie, de la production.

Pour finir, le document présente les salaires et les cotisations (qu'il s'obstine à nommer des 'charges' patronales) comme des coûts. C'est un renversement des choses assez vertigineux. Les salaires et les cotisations (les salaires socialisés) ne sont évidement pas des coûts pour l'employeur - sinon, il se réjouirait des grèves - mais la source de tous ses profits.

Globalement, le système du revenu de base proposé dans ce document parvient à l'exploit de ne rien changer au monde du travail, au monde du chômage, aux profits, à la propriété tout en considérant les pauvres comme des êtres de besoin à aider. Les changements souhaités seront financés par l'impôt - forme de financement qui épargne de facto les plus riches, les revenus du capital.

Par contre, l'impact négatif du revenu de base sur les salaires est complètement ignoré. Polanyi dans La Grande Transformation avait pourtant expliqué cet effet pour l'ancêtre du revenu de base, le Speenhamland Act. Il s'agissait d'un revenu garanti pour tous, un revenu misérable correspondant à l'actuel seuil de pauvreté, qui avait permis aux employeurs de baisser les salaires du montant du revenu de base. Les classes moyennes se sont appauvries à financer ce revenu par une taxe sur le patrimoine (c'est à peu près ce que propose le document).

Le jour où les grands industriels anglais ont eu besoin de bras, les autorités ont abrogé le Speenhamland Act et les miséreux se sont alors précipités à l'usine pour être employés au tarif et aux conditions déterminées par les propriétaires.