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Il ne sera pas dit que la plateforme néglige les faits divers. Récemment, les minutes d'un procès glauque à Lille impliquant un ancien responsable politique nous ont inspiré une nouvelle métaphore de l'emploi.
Nous avons donc un client. Touchant: à l'entendre, il n'a rien compris à ce qui s'est passé. Il semble innocent, de bonne foi même. Certes, c'est tout de même curieux de laisser de l'argent après une soirée de débauche, mais l'ancien responsable du FMI n'a rien remarqué d'anormal. Peut-être qu'il s'agit là d'une ébauche d'explication à la politique de cette institution?
Certes, ses relations étaient tarifées, certes les jeunes femmes impliquées prenaient des sourires (un peu forcés, un peu figés) mais elles débordaient d'imagination, de créativité. Même si cela n'excuse rien, c'est vrai que quand, comme clients, on achète un bidule industriel, un jouet, une poupée, un i-phone, une télévision, une voiture ou un meuble en kit, on ne se pose pas non plus nécessairement la question des conditions de travail derrière l'emballage sympathique.
C'est que les professionnelles, hautement qualifiées, sous la pression de l'aiguillon de la nécessité, ont bien dû adapter leurs prestations aux demandes de l'employeur, j'ai nommé: Dodo la Saumure.
Résumons la scabreuse affaire:
- nous avons un client qui utilise son argent en toute ingénuité (enfin, c'est ce qu'il dit)
Les couloirs de l'ANPE |
- nous avons des employées amenées à faire des choses que leur conscience morale réprouve, des choses qu'elles ne souhaitent pas faire. Pire, sous la pression de la misère, leur employeur leur demande même d'inventer elles-mêmes les jeux scabreux qui ravissent les clients, elles doivent développer leur employabilité, en quelque sorte.
Nous avons, derrière ce procès, le résumé universel et tragique de l'emploi. Un employeur sans scrupule achète des travailleurs étranglés par la nécessité. Il leur fait faire n'importe quoi (pour rester poli), ce qui dégrade leur santé physique et mentale, ce qui menace leur environnement ou leurs ressources.
Les producteurs sont amenés contre un salaire notoirement insuffisant à obéir aux fantasmes (de productivité) de l'employeur, à se battre les uns contre les autres pour obtenir les faveurs du clients en faisant assaut d'imagination, de créativité, d'efficacité.
Au fond, c'est tout le système de l'emploi qui est en procès à Lille. La prostitution n'est qu'un cas particulier de l'emploi; un cas qui en illustre parfaitement la logique.
L'employeur est un proxénète, l'employé est un prostitué et le client est un micheton.
Inutile de dire que, pour les tenants de ce système, les prestations sexuelles les plus performantes sont tarifées et que les relations humaines les plus productives sont des relations de domination économique.
Inutile de dire que et pour le sexe et pour l'amour, et pour la rencontre et pour le temps partagé, les êtres humains se passent allègrement de micheton et de proxénètes.
Inutile de dire que pour les employés en général et pour les prostitués en particulier, le système de l'emploi ne génère que souffrances et humiliations.
Quant au programme économique de la majorité minoritaire belge, de l'entièreté (ou presque: merci Aléxis) des dirigeants européens, si on poursuit l'image du monde de l'emploi inspirée de ce fait divers, il pourrait se résumer à
- rendre les prostituées-employés plus attrayantes,
Les salons de l'emploi, les stages de formation à l'écriture de CV construisent des employés plus attrayants pour les acheteurs-employeurs. On arrange la vitrine, le décors, on réécrit les bouts d'une vie pour les rendre acceptables et désirables par l'employeur-proxénète.- faciliter l'accès des clients-consommateurs aux prostituées-employés
C'est la flexibilisation du marché du travail, l'extension des horaires de travail (comme dans la désastreuse loi Macron), etc.- diminuer le taux d'imposition et les cotisations sociales des Dodos-employeurs,
- empêcher la vie sexuelle et affective, le travail, en dehors des relations tarifées
Les producteurs ne peuvent travailler librement hors emploi. Les chômeurs ne peuvent pas être bénévoles sans subir des sanctions, les retraités peuvent être bénévoles mais la diminution régulière de leurs pensions les pousse à travailler ... en emploi.
- pousser les producteurs hors prostitution-emploi à chercher un jules-employeur
Les chômeurs ne touchent le salaire qui leur appartient légitimement (et qu'il réalisent voir ici) que s'ils prouvent qu'ils cherchent un emploi. C'est dire que le salaire-chômage n'est pas reconnu comme une forme de production alternative mais qu'il doit, au contraire, se justifier par rapport à l'emploi.
- harceler les formes de vie hors prostitution-emploi, à les culpabiliser, à les présenter comme des coûts
Ouvrez votre télévision ou votre radio à n'importe quelle heure, sur n'importe quelle chaîne et prenez le discours de n'importe quel intervenant. Pour tous, politiques, syndicalistes, de droite ("le coût du chômeur et du retraité doit diminuer") ou de gauche ("le coût du chômeur et du retraité est légitime et doit même augmenter), le chômeur, le malade, le retraité, le parent sont des coûts alors que l'employeur, l'actionnaire, le propriétaire ne sont jamais des coûts. D'où la question métaphysique, des coûts, mais pour qui?- donner l'exclusivité de la légitimité économique aux proxénètes-employeurs.
Les malades, les chômeurs, les retraités sont tolérés mais ils doivent prouver qu'ils sont de "bons" chômeurs, malades ou retraités. Parce qu'il y aurait des chômeurs, des malades, des retraités qui ne sont pas "bons"? Ils sont suspects ceux qui ne recourent pas à la prostitution obligatoire, ils pourraient avoir choisi leur liberté dans la pauvreté plutôt que l'asservissement au lucre de propriétaires lucratifs?
Nous vous rassurons tout de suite: le salaire hors emploi permet bien sûr de déconnecter l'emploi-prostitution du travail. Le salaire hors emploi permet de supprimer les proxénètes-employeurs, la prostitution-emploi.
Or nous savons bien que le sexe-travail n'a nul besoin de la prostitution-emploi pour s'épanouir, au contraire.
Heureusement.