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En Belgique, la vie politique est ponctuée de considérations communautaires. Au sein des mouvements régionalistes, les flamingants se distinguent par leur constance et par leur virulence. Ils dénoncent à l'envi le coût des Wallons, les habitants de l'autre partie du pays, pour leurs coreligionnaires flamands.
Derrière ce discours, il y a la logique qu'un employé, un salarié, un prestataire social sont des coûts, ce qui, du point de vue salarial, du point de vue anti-employiste qui est le nôtre est du délire. Les producteurs, en emploi ou hors emploi, ne coûtent pas à l'économie, c'est eux qui font l'économie.
Mais voyons cet argument de plus près - non pour nous situer sur le délicat terrain des conflits communautaires belge, nous n'avons rien à y faire mais pour démonter la logique intrinsèque, le dieu caché dans la tapisserie de ce genre de discours.
Soit l'on considère que les producteurs (salarié en emploi ou prestataires sociaux) produisent la valeur ajoutée correspondant à leur salaire et la notion même de coût d'une région envers une autre au nom des transferts sociaux n'a pas de sens.
Soit l'on adopte le point de vue libéral qui, seul, permet de considérer les producteurs qui font l'économie comme des coûts. À ce moment-là, ce ne sont pas les producteurs qui créent la richesse mais les entreprises et elles seules. Les salariés, les cotisations sont considérés comme des coûts pour les libéraux.
Dans l'optique libérale, si l'on regarde les données de la Banque Nationale Belge (ici, pp. 12-23), il faut considérer les seules valeurs ajoutées créés par les entreprises.
Nous avons donc, pour les régions, en milliards d'euros, pour l'année 2012:
Bruxelles: 63 milliards d'€ de valeur ajoutée créée par les entreprises (soit 18,1%)
Flandre: 202 milliards d'€ de valeur ajoutée créée par les entreprises (soit 58,2%)
Wallonie: 82 milliards d'€ de valeur ajoutée créée par les entreprises (soit 23,6%)
Dans le même temps, pour la même année, les producteurs assimilés à des coûts pour les entreprises par les libéraux se sont répartis les salaires selon les chiffres ci-dessous. Les revenus primaires ne tiennent pas compte des impôts et des prestations sociales alors que les revenus secondaires les intègrent. On voit que les salaires secondaires sont plus importants en Wallonie que les salaires primaires. Les Wallons paient donc moins d'impôt et bénéficient de davantage de prestations sociales que leurs équivalents flamands. C'est sur cet argument que se fondent les discours nationalistes (les Wallons sont des profiteurs, etc.). Que l'on en juge.
Bruxelles: revenus primaires 9,3%; revenus secondaires 9,5% (+0,2%)
Flandre: revenus primaires 62,6%, revenus secondaires 61,2% (-1,4%)
Wallonie: revenus primaires 28%, revenus secondaires 29,3% (+1,3%)
Le hic dans ce raisonnement, c'est que pour la fédération patronale flamande comme pour les libéraux encartés dans les partis politiques flamingants, la valeur ajoutée n'est pas produite par les producteurs mais par les entreprises. Il faut donc comparer les revenus secondaires (qui intègrent salaires sociaux, salaires directs et revenu de l'épargne ou revenus immobilier) à ... ceux produits par l'entreprise.
Nous avons donc
Bruxelles: valeur ajoutée des entreprises 18,1%; revenus secondaires 9,5% (-8,4%)
Flandre: valeur ajoutée des entreprises 58,2%, revenus secondaires 61,2% (+3,8%)
Wallonie: valeur ajoutée des entreprises 23,6%, revenus secondaires 29,3% (+5,7%)
Pour nous résumer, du point de vue libéral, ce ne sont pas les Wallons qui coûtent aux Flamands, ce sont les Flamands et les Wallons qui coûtent aux entreprises bruxelloises.
Le point de vue libéral est tout aussi abject que celui des nationalistes, à n'en pas douter. Il a néanmoins le mérite d'expliquer pourquoi un parti nationaliste flamand ouvertement libéral et pro-patronal ne met qu'un zèle somme toute très mesuré à obtenir l'indépendance effective de la Flandre alors qu'il est au pouvoir aux niveaux national et régional.
Mais que ce soit le point de vue nationaliste ou le point de vue libéral, on arrive à une impasse insurmontable: dans les deux cas, les producteurs sont perçus comme des coûts (sauf s'ils travaillent pour un propriétaire lucratif dans le point de vue nationaliste).
Et c'est bien ces points de départ que nous contestons: ils fondent l'hégémonie de l'emploi et son cortège de désastres psychosociaux et environnementaux, ils nous condamnent à devenir des zombies qui sont des coûts et font gagner de l'argent non à ceux qui sont désignés comme des coûts mais aux propriétaires lucratifs, ceux à qui les producteurs sacrifient leur vie, leur temps, leur créativité, leur famille voire leur santé.