Lettre aux actionnaires

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(Extrêmement) chers actionnaires,

Vous touchez de l'argent en plaçant de l'argent. Cela vous paraît légitime, normal. Après tout, vous achetez des actions, des titres, des bons, des produits dérivés et, années après années, vous encaissez des dividendes, des plus-value. Tout cela vous paraît éminemment normal. Vous êtes payés parce que vous détenez des titres, parce que vous êtes propriétaire lucratif.

Vous détenez des titres, des avoirs que vous entendez "valoriser" parce que vous pensez que vous les méritez, que vous pourrez assurez vos vieux jours (ou ceux de vos descendants) comme cela. Bien sûr, le souvenir des krachs boursiers vous hante de temps en temps mais, avec des institutions publiques aussi solides que celles qui interviennent sur les places boursières, vous vous dites que vous ne risquez pas grand chose. Finalement, ce sont les institutions publiques qui vous rassurent sur l'existence de vos titres de propriété. Mais les institutions publiques sont rincées: elles ont payé les institutions privées que la loi du profit, la loi de la propriété lucrative justement, cette loi qui vous trouvez absolument normale, avait menées au néant.

Cela vous paraît peut-être tout aussi normal mais, dans les entreprises que vous détenez, ce ne sont pas les travailleurs qui décident ce qui est fait, comment c'est fait, par qui c'est fait, ce sont vos intérêts financier qui déterminent la nature de l'activité, ceux qui la mènent et comment elle est menée. Les travailleurs sont qualifiés, compétents, souvent intéressés par ce qu'ils font mais c'est vous, actionnaire en tant qu'être anonyme qui engrangez des profits qui n'y connaissez a priori pas grand chose, qui décidez. C'est la loi qui régit l'activité: le propriétaire lucratif, l'actionnaire décide de ce qui se fait et comment. Vous aurez remarqué que cette loi est protégée par un appareil d'État en déliquescence (parce que la dette de l'État fonctionne selon cette même loi: les créanciers décident de l'activité de l'État).

Quand une entreprise cherche à faire des bénéfices pour rémunérer les actionnaires, les propriétaires lucratifs, les créanciers, elle essaie de faire des économies en comprimant les salaires - ce qui, à un niveau macro-économique, sape la demande, la possibilité pour les entreprises de vendre leurs bidules puisque les clients-salariés se retrouvent sans argent quand toutes les entreprises compriment les salaires - ou en externalisant les coûts sociaux, environnementaux ou financiers. Externaliser, c'est faire payer par d'autres les coûts de l'activité dont on retire un bénéfice. L'externalisation est très anti-libérale mais c'est pourtant l'une des principales conséquences de la loi de la propriété lucrative, du profit.


Et puis, il y a bien quelque petits problèmes à cette loi de la propriété lucrative qui vous paraît pourtant si naturelle, si normale. Le chômage s'étend, les emplois s'apparentent de plus en plus à une insulte à la dignité humaine (voyez vos petits enfants, vos amis d'enfance ...), les ressources naturelles dont les humains ont besoin s'épuisent, la qualité des marchandises se dégrade, le discours publicitaire, vulgaire et tapageur, sature l'espace public. Ce sont là des inconvénients mineurs, me direz-vous, mais ces inconvénients sont directement liés à cette loi du profit, à cette loi de la propriété lucrative que vous trouvez si naturelle.

Alors me direz-vous, au bout de ce bref inventaire, cette loi du profit, de la propriété lucrative, a certes quelques menus défauts mais elle vous permet de continuer à payer vos factures, elle vous permet de dépenser votre argent dans des dépenses somptuaires qui vont donner de l'emploi aux gens sans argent. C'est la théorie du trickle down, du ruissellement: l'enrichissement des riches enrichit les pauvres. Cette belle théorie ne s'est jamais vérifiée - pour enrichir les pauvres, il a toujours fallu appauvrir les riches et les pauvres ne se sont jamais enrichis parce que les riches devenaient plus riches - mais cette théorie a l'avantage de faire passer le riche actionnaire qui tire son argent du travail du pauvre pour quelqu'un de bien, pour quelqu'un de bon, pour quelqu'un d'utile. Mais, vous savez, vous pouvez devenir quelqu'un de bon, d'utile si vous valorisez non vos misérables titres de propriété mais vos aptitudes, votre soif de la vie, votre capacité à aider votre prochain, à inventer, à découvrir, à devenir.

On peut même expliquer pourquoi la théorie du ruissellement n'a jamais fonctionné: les pauvres dépensent tout leur argent alors que les riches accumulent le leur à l'infini. C'est dire que l'argent gagné par les pauvres, les salaires, retourne immédiatement dans l'économie alors que l'argent des riches est retiré de l'économie et remplit des comptes off-shore qui ne servent pas à grand monde.

Cette loi vous permet donc de gagner de l'argent et de le retirer de l'économie en pourrissant les ressources dont vous avez besoin, en sapant les bases de l'État qui protège votre propriété lucrative, en dégradant au passage les infrastructures publiques, le niveau de formation des travailleurs, la qualité des marchandises, etc.

C'est une loi qui risque de ne pas vous nourrir longtemps. Si cette loi ramène l'Europe à l'âge de la pierre, vos titres, vos avoirs, vos actions, vos lingots, vos obligations n'auront plus le moindre sens. Avec ces tas de papier, avec ces tas d'or, vous ne pourrez pas vous nourrir, vous ne pourrez pas vous chauffer, vous ne pourrez pas vous loger. Vous me direz que l'apocalypse économique ne vous touchera pas vous directement. Effectivement, l'apocalypse économique est une quasi certitude si l'on ne touche pas à la loi du profit, de la propriété lucrative, mais elle ne vous touchera peut-être pas directement. Elle touchera vos enfants.

Cette loi que vous croyez normale, naturelle, cette loi de la propriété lucrative est humaine. Elle a un coût démesuré par rapport à ses bénéfices. Par contre, la question de la permanence de vos revenus, de la certitude d'avoir de l'argent pour vos vieux jours est une vraie question. C'est une vraie question, une vraie angoisse que la propriété lucrative, que cette loi humaine d'airain, ne résout pas. Ce qui apaise cette peur lancinante du lendemain, c'est la société, c'est le politique, c'est le vivre ensemble. Demain, d'autres humains produiront, travailleront, laboureront, inventeront, créeront, fabriqueront ce qu'il faut pour tous. Il s'agit de traduire cette solidarité de société, il s'agit de traduire le social et le politique dans l'économique. Il faut que l'économique soit traduit en termes sociaux et politiques qui permettent à chacun de mener librement ses activités et de rencontrer ses besoins.

Dans le royaume de la propriété lucrative, quand vous serez âgé, vous serez parqué dans une maison de retraite. Dans cette maison de retraite, les actionnaires auront tout pouvoir. Les frais de personnel seront donc réduits. Le personnel n'aura, par exemple, pas le temps de s'occuper de vous, il vous laissera sans vous changer pendant des heures si vous faites vos besoins dessus, il devra adapter vos horaires à la rapidité des actes à poser. Bref, riche ou pauvre, en maison de retraite sociale ou en maison pour milliardaires, vous serez maltraités. Pour être bien traité quand vous serez en maison de repos, il faut que les travailleurs soient libres de vous consacrer le temps dont vous aurez besoin. Il faut qu'ils ne soient pas contraints de produire du profit en travaillant au plus vite.

Si vous ne voulez pas être maltraités pendant vos vieux jours, si vous voulez aussi que vos enfants aient le temps de venir vous voir, qu'ils ne soient pas mis sous pression par un employeur chronophage qui cherche le retour sur investissement, il serait bon de remettre en cause cette loi que vous trouvez peut-être encore si normale, si naturelle, la loi de la propriété lucrative.

Mais, ne vous inquiétez pas, tout n'est pas perdu, pour la mise en cause de la propriété lucrative, nous regorgeons d'idées.