Le chômeur et le fonctionnaire créent le salaire socialisé qu'ils touchent

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Que mes courageux lecteurs me pardonnent cette démonstration laborieuse. Il me faut partir des fondements de l'économie politique pour tenter de comprendre ce qui se passe quand un salaire socialisé est touché par un chômeur, un fonctionnaire, un retraité ou un invalide.

1. Il nous faut d'abord distinguer la valeur d'usage et la valeur d'échange. L'économie s'occupe de production de valeur d'échange, non de valeur d'usage. Dans un système capitaliste, l'employé est payé non pour produire des biens et des services (s'il en produit, c'est de manière, paradoxalement, accessoire), il est payé pour produire une valeur ajoutée. Cette valeur ajoutée peut ne correspondre à aucune valeur humaine produite - valeur en terme de besoins ou de désirs matériels ou non.

Prenons l'exemple d'une compagnie ferroviaire britannique quelconque. Avant les privatisations et la divisions des chemins de fer en différentes sociétés par secteur géographique et par domaine d'activité (fret, transport de personne, matériel roulant et infrastructures ferroviaires), la compagnie nationale ne passait pas son temps à faire émettre des factures entre les différentes filiales, entre les différentes subdivision. Globalement, la branche qui encaissait les prix des billets était solidaire de celle qui entretenait le matériel sans qu'aucun déficit n'apparaisse puisque c'était une même entreprise qui menait l'ensemble des activités. Tous les différents secteurs se rendaient mutuellement service sans qu'il y ait facturation. Dans le cadre de la privatisation, les différentes sections se sont mises à se facturer leurs prestations respectives entre elles, en tentant de maximiser leurs recettes (c'est-à-dire les prix facturés) et de minimiser leurs dépenses (c'est-à-dire en faisant la guerre aux salaires des cheminots et en minimisant les frais d'entretien, ce qui a mis la sécurité des usagers et des cheminots en péril), ce qui a créé de la valeur ajoutée sans le moindre supplément d'activité ou de service produit.
La convention du travail porte sur une création de valeur (d'échange) ajoutée, non sur la façon, l'ouvrage ou la réalisation de biens et de services en particuliers. On peut être payé pour saboter, pour abîmer, pour gâcher, pour salir, pour polluer ... ce qui ôte de la valeur d'usage au cadre de vie de la communauté. De sorte qu'un couvreur n'est pas payé pour faire un toit mais pour produire de la valeur d'échange ajoutée par le biais de chantier. Ceci a l'air anodin mais ne l'est pas du tout puisque la logique de la valeur d'usage voudrait que le toit fût correctement effectué alors que la logique de la valeur d'échange exige que l'ouvrage soit réalisé le plus rapidement possible et que les défauts de façon soient couverts par l'assurance ou invisibles.
2. L'emploi est une convention qui rémunère des gens, les employés, contre un salaire. Cette rémunération sanctionne la création de valeur ajoutée que génère leur activité. La valeur ajoutée, c'est le prix moins les frais.

(1) Prix=Frais [ou consommations intermédiaires]+Valeur ajoutée (VA)

La valeur ajoutée est créée par le seul travail (le capital ne crée pas de valeur, essayez d'enterrer une boîte à chaussure remplie d'argent et, au bout d'un an, je vous promets que n'aurez absolument aucune bonne surprise).

Cette valeur ajoutée est constituée
- des salaires (individuels et socialisés)
- des investissements qui ne sont pas assimilables aux dividendes versées aux actionnaires mais qui leur appartiennent puisqu'ils en décident l'affectation et que ces investissements pérennisent la société dont ils sont propriétaire et garantissent les dividendes à terme, alors qu'ils sont produits, comme nous le voyons, par le travail comme valeur ajoutée
- des dividendes reversées aux propriétaires lucratifs comme gabelle, ces propriétaires peuvent être des propriétaires directs, des actionnaires ou des créanciers.

(2) VA = Salaires (ind. et socialisés) + Investissements + Dividendes

3. La totalité des valeurs ajoutées à l'échelle d'un pays constitue le PIB (ou PNB selon qu'on tienne compte respectivement du territoire ou des nationaux).

4. Les salaires sont constitués par les salaires socialisés et par les salaires individuels. Les salaires individuels figurent sur les fiches de paie. Ils sont néanmoins amputés par les TVA sur la consommation.

Les salaires socialisés sont constitués de
- la sécurité sociale financée par la cotisation sociale
- les salaires des fonctionnaires financés par les impôts.

5. Les salaires sociaux ne coûtent rien aux salaires individuels.
Cette notion est peut-être la plus délicate à comprendre dans la démonstration.

Nous avons plusieurs éléments de preuve: quand on rajoute une cotisation sociale ou que l'on l'augmente, l'augmentation se répercute par une augmentation du PIB, pas par une diminution de salaire individuel. Ce cas de figure n'est pas de la science fiction: le taux de cotisation a été augmenté plusieurs fois en France ou en Belgique, il est passé de zéro à trente pourcents à la Libération dans ces pays et plus récemment en Russie ou en Chine: à chaque augmentation du taux de cotisation dans tous ces pays, on a constaté une augmentation du PIB sans jamais constater de diminution des salaires individuels.

D'autre part, quand un salaire individuel est amputé de cotisation sociale (c'est le cas, à des degrés divers, de tous les 'contrats aidés', de tous les contrats 'jeunes' et autres monstruosités anti-sociales), on voit que le salaire individuel n'augmente pas (voire diminue).

6. Les salaires sociaux soutiennent les salaires individuels. Ceci est plus simple à comprendre, plus intuitif. Si les chômeurs ou les retraités perdent toute allocation, ils vont chercher un travail à tout prix - y compris au prix du salaire. Ces malheureux vont inéluctablement pousser les salaires de leurs collègues à la baisse.

7. Les salaires - individuels ou sociaux - sont dépensés quasiment intégralement (contrairement aux dividendes). Un salaire dépensé l'est en tant que valeurs ajoutée de certaines productions. Mettons que je dépense mon salaire-chômage, mon salaire-fonctionnaire ou mon salaire-ouvrier à acheter des machins, l'achat de ces machins solvabilise la création de valeur ajoutée par le travail abstrait, il permet de transformer une production en capital à des entreprises qui, du coup, peuvent tourner.

Petite parenthèse:
En termes marxistes de reproduction du capital, on notera les choses comme suit:
(3) C - M - M' - C'
  Le capital initial est investi en marchandises (y compris de l'emploi, du salaire); il devient d'autres marchandises par la logique de l'emploi, lesquelles sont revendues pour un capital C'. Il est clair que, pour pouvoir vendre M', il faut avoir nécessairement un capital, C', qui est augmenté. Pour que le capital soit augmenté, il faut que la partie réalisée du capital augmente avec
 (4) C'= Investissements + Salaires réalisés
Avec, comme principe, que les bas salaires sont presque intégralement dépensés; réalisés ["réaliser" un capital, c'est le convertir en marchandises] et que seuls les salaires très élevés peuvent épargner - et encore, il est fort improbable que cette épargne ne soit pas finalement pas réalisée à moins d'être un top manager.

De ce fait, quand les salaires augmentent (et nous ne distinguons pas les salaires individuels et les salaires socialisés dans notre raisonnement), la valeur ajoutée au terme du processus de production augmente
(5) M'>M avec C'>C
 
Ça vous paraît incroyable que le client avec son salaire solvabilise la création de valeur par l'activité? Voyez le taux de chômage, voyez la rage avec laquelle la publicité tente de conquérir ledit client, voyez, tenez, par exemple, les sandwicheries qui fleurissent autour des lycées. Sommes-nous dans une économie qui ne produit pas assez ou dans une économie dont le problème est de trouver des marchés solvables pour écouler sa production?


Prix : 100 €
Consommations intermédiaires 80 € Valeur ajoutée 20 €
C.I. 80 € Investissements
5 €
Dividendes
5 €
Salaires socialisés 4 € Sal. individ. 6 €



Les salaires sociaux disparaissent au profit des dividendes au nom de la compétitivité
C.I. 80 € Investissements
5 €
Dividendes 9 € Sal. ind. 6 €



Sous la pression du chômage, les salaires individuels se réduisent fortement
C.I. 80 € Investissements
5 €
Dividendes 12 € S.I.
3 €

La demande baisse, les prix baissent sous la pression de la concurrence


C.I. 64 € Inv, 4 € Dividendes 4 € S.I.
3 €





Prix : 75 €
Fig. 1


8. Quand on met ces éléments ensemble, on constate que le chômeur, le retraité ou le fonctionnaire créent le salaire socialisés qu'ils touchent ou, pour le dire autrement, s'ils cessaient de toucher leurs indemnités, elles iraient d'abord aux dividendes. Comme les entreprises sont en concurrence [sauf quand il y a constitution de monopole ou de marchés captifs mais, pour notre démonstration, nous nous en tenons aux secteurs économiques non protégés] entre elles, elles seraient finalement amenées à diminuer leur taux de bénéfice ce qui ramènerait les valeurs ajoutée à leur niveau de départ diminué des salaires sociaux.

Donc, les gens qui touchent les salaires sociaux les créent. Si on supprime ces salaires sociaux, on ampute le PIB d'autant sans que personne n'en profite.

Il y a mieux: comme les salaires se contractent, si l'on diminue les salaires sociaux, la demande diminue. Comme la demande diminue, la valeur ajoutée totale diminue, ce qui pousse à comprimer les salaires, comme les salaires sont diminués, la demande se contracte, etc.

C'est ce qu'on appelle une crise de surproduction.