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Du droit

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Le droit, c'est l'ensemble des lois et des pratiques qui régissent, encadrent et affectent le vivre ensemble. C'est ce que Spinoza désigne par l'auto-affectation du corps social, c'est l'ensemble des principes par lesquels le corps social se contrôle en tout ou en partie.


Pour autant, les Lumières qui ont accouché de tous nos droits civiques, qui nous ont transformés en citoyen politique, nous ont laissés serfs dans l'entreprise.

Le droit comme guerre sociale


C'est une antienne connue et trop souvent vérifiée: la justice est une justice de classe. Si l'on se souvient du procès bidon des manifestants du Haymarket Square (des syndicalistes en lutte avaient été accusés, condamnés et exécutés pour un attentat sans aucune preuve), 

si l'on se souvient de la tolérance au XIXe siècle pour les coalitions patronales et de la répression impitoyable contre les syndicats ouvriers, 
si l'on se souvient de la sévérité des peines infligées aux travailleurs accusés d'avoir abîmé une chemise d'un contre-maître d'Air France et la mansuétude complice de la justice envers les patrons voleurs, envers les patrons fraudeurs, envers la fraude fiscale et l'"optimisation", 
si l'on se souvient du procès à charge de celui qui dénonçait les pratiques d'évasion fiscale au Luxembourg parce qu'il dénonçait ces délits
ou si l'on se souvient de l'impunité des policiers dans les quartiers et les ubuesques poursuites dont sont victimes les habitants desdits quartiers, 
on ne peut que souscrire à cette idée.



La justice a servi et sert souvent à diviser les producteurs et les productrices en lutte, elle sert souvent à casser leur combativité. C'est que, comme l'État a le monopole de la violence physique légitime, on craint son bras séculier qui a tendance à s'attaquer à des individus isolés. La justice censée être aveugle, la justice censée protéger se fait bras vengeur et auxiliaire de l'arbitraire du pouvoir.

Le droit comme dépassement du capitalisme

Quand les luttes ouvrières du dix-neuvième siècle et au-delà obtiennent
- une limitation de la durée légale du travail
- un encadrement des salaires, des barèmes, une qualification des postes de travail (puis des producteurs dans la fonction publique)
- une universalisation et une obligation des pratiques des caisses de secours ouvrier, de la sécurité sociale
- une définition des conditions de sécurité et de fonctionnement de l'entreprise,

elles limitent la propriété lucrative par l'avènement du droit social. Ce droit est le fruit d'un rapport de force, de luttes de classes. Il est sans cesse à construire dans la lutte sociale mais le fait même de son existence, le fait même que la propriété lucrative soit encadrée, limitée par le droit social, a été l'objet de débats et de combats homériques.

En ce sens, le droit comme obstacle à la propriété présente un intérêt potentiel énorme en terme de dépassement des institutions capitalistes1 par l'emploi puis de l'emploi par des institutions salariales2.



Globalement, le droit social comme limitation de la propriété lucrative se fait selon trois axes principaux:

  1. la création d'un statut du poste (l'emploi dépasse la vente de la force de travail) puis d'un statut de la personne, d'une qualification (la fonction publique dépasse l'emploi)
  2. l'encadrement des pratiques de travail concret dans l'entreprise, l'implication des producteurs dans les décisions et la création de normes de sécurité, de salaire et de pratique professionnelles font entrer le droit du travail dans l'entreprise
  3. la création de droits politiques du producteur dans la suite des caisses ouvrières de grève, de chômage ou de couverture santé par l'universalisation et l'obligation du salaire socialisé.

La hiérarchie du droit


Par ailleurs, l'enjeu de la hiérarchie des normes a clairement été posé lors de la malheureuse loi travail en 2016. Jusque là, les lois prévalaient sur les accords de branche et les accords de branche prévalaient sur les accords d'entreprise. Cette hiérarchie du droit permettait à une branche de faire mieux, d'obtenir davantage de droits que ce qui figurait dans la loi et à un collectif de travail de faire valoir davantage de droits que ce qui figurait dans l'accord sectoriel.

Source ici


Avec le renversement des normes (voir ici), ce sont les accords d'entreprise qui prévalent sur les accords de branche et les accords de branche qui prévalent sur les lois. Ceci met les producteurs dans un rapport de force au niveau de l'entreprise, ce qui les amène à se faire concurrence entre eux et à admettre des reculs du droit pour conserver leur poste de travail. Le chantage du chômage et l'asymétrie du rapport de subordination entre employé et employeur balaie les protections sociales du droit.

À terme, les emplois aidés et le recours au travail détaché obèrent les sources de financement des salaires socialisés.

Le travail-marchandise avant (ou après) le droit

Sur le marché des biens et des services, les choses s'échangent. On en discute le prix et une marchandise en surproduction voit sa valeur économique s'effondrer. Le fait que le capitalisme organise le travail abstrait, le travail socialement reconnu comme productif par un rapport de force des classes en présence, comme un marché du travail ou un marché de l'emploi et le fait que la valorisation du travail se fait par la quantité de temps, amène à vendre et à acheter le temps humain du travail, la force de travail, sur un marché comme on le fait des marchandises.

Cette façon de faire nie le fait qu'il ne s'agit pas de biens et de services mais de temps humain, mais de travailleurs. La négation de la spécificité humaine du travail et de la violence à mettre l'humain lui-même sur un marché est ce qui précède (ou suit) l'avènement du droit dans la sphère économique par les conquis de la lutte des classes. 



Avant le droit, cette violence se traduisait par le patron maître en son usine, maître pour faire travailler les enfants, les adultes sans conditions de sécurité, sans limitation de la durée de travail ou sans aménagement démocratique de la production. Cette propriété lucrative pure ramenait les ouvriers et les ouvrières à être de simples biens de consommation dont se servait l'employeur pour nourrir ses bénéfices.

Après le droit, dans l'infra-emploi, la violence du fait de ramener à un simple objet sur un étal les producteurs prend la forme de l'exploitation pseudo-moderne type Uber. Dans ce genre de mise sur un marché du temps humain, le producteur, la productrice est dépossédée de toute maîtrise de son temps, de toute décision sur la production (la moindre infraction aux règles est immédiatement sanctionnée par une suspension); l'employeur se défait de toutes ses obligations et achète le temps de celui ou celle qui le vend au moins cher dans une mise en concurrence perpétuelle des producteurs et des productrices.

Au-delà de l'emploi (Supiot)

Dans cet esprit mais avec une approche nettement juridique et sans prétendre dépasser l'emploi, Alain Supiot proposait un Au-delà de l'emploi dans son rapport à la Commission européenne3.

Il s'agit de fonder de nouveaux droits liés au travail, de nouveaux droits qui ne seraient pas inscrits dans l'emploi mais qui seraient attachés à la personne.

Sur base de la multiplicité des pratiques européennes, il constate
- une déconnexion du social et de l'économique par la proclamation de droits sociaux de l'individu déconnectés de l'économique, au niveau de la sécurité individuelle, de la dépendance ou du droit collectif.

- le développement d'une zone grise, entre formel et informel, entre travailleur dépendant et indépendant

et, au niveau européen, il propose
- de réaffirmer que la qualification juridique du travail n'est pas du ressort des parties [c'est-à-dire que le droit doit primer sur les accords d'entreprise]

-  d'élargir la notion de droit social pour englober toutes les formes de travail pour autrui

ce qui implique de
- définir la notion de travailleur salarié de manière commune (au niveau de l'Europe, donc)

- de maintenir le pouvoir de requalification du contrat de travail par le juge

- de consolider un statut spécifique de l'entreprise d'intérim, de développer la notion de coresponsabilité des employeurs

- d'appliquer certains aspects du droit à des travailleurs qui ne sont ni salariés ni entrepreneurs
Par ailleurs, il constate que le modèle fordiste, professionnel et fixiste, n'est plus applicable. Il propose donc

- de garantir une stabilité de trajectoire et plus une stabilité d'emploi

- de construire un statut professionnel détaché de l'emploi et lié au travail, à une obligation volontairement souscrite ou légalement imposée à titre onéreux ou gratuit, attaché à un statut ou à un contrat: il s'agit de réunir les garanties liées à l'emploi, le droit du travail lié à l'activité indépendante ou dépendante (sécurité, hygiène ...) et les droits liés au travail non professionnel (droit à la formation, charge d'autrui ...).

Il faut en outre développer une concertation double, celle du conseil d'entreprise et celle des représentations syndicales. Et développer les droits sociaux au niveau communautaire et élargir les droits liés au travail en élargissant la définition du travail [on imagine en ne le limitant plus à la valorisation du capital d'un propriétaire lucratif par la vente de la force de travail].

Pour émanciper le travail (Friot)

Pour continuer les avancées obtenues par la lutte des classes, pour approfondir ce que les productrices et les producteurs ont obtenu par leurs propres pratiques de l'économie, on peut dégager quelques éléments. Pour résumer Émanciper le travail de Bernard Friot4:
- on peut attribuer un statut à la personne, un statut de producteur irrévocable

- on peut remplacer la propriété lucrative des actionnaires par la propriété d'usage des productrices et des producteurs. Celles et ceux qui font tourner l'outil de production en disposent (éventuellement en concertation avec des instances politiques concernées)
mais, si l'on envisage un salaire à vie, au niveau du droit, il paraît clair que certaines évolutions doivent s'envisager:
- on peut faire entrer le droit dans la propriété d'usage des entreprises - qu'il s'agisse de la gestion de la carrière salariales des producteurs, qu'il s'agisse des normes de sécurité ou qu'il s'agisse de temps de travail

- on peut introduire du droit salarial dans les relations commerciales avec les partenaires économiques étrangers, en développant une sécurité sociale d'outre-mer, par exemple, par le truchement de cotisations sur les produits importés (voir ici)
En tout état de cause, il apparaît que l'émancipation, la mise hors tutelle des propriétaires lucratifs, de l'économie ne passe pas par une atrophie du droit mais bien par son développement. Sur des bases salariales. Mais ce développement interroge et met en cause une notion fondamentale en droit, celle de la propriété.

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1 Les institutions capitalistes identifiées par Bernard Friot sont: 1) la mesure de la valeur par le temps de travail 2) le marché du travail 3) le crédit 4) la propriété lucrative

2 Bernard Friot identifie les institutions salariales comme 1) la qualification à la personne 2) le salaire à la qualification 3) la mesure de la valeur par la qualification

3 Alain Supiot, Au-delà de l'emploi, Flammarion, 2016. Les mesures que préconise le groupe de travail dirigé par Alain Supiot se trouvent dans la conclusion du livre pp. 287-304.

4 Bernard Friot, Émanciper le travail, La Dispute, 2014.  

Chantier interdit au public

Notes de lecture de Nicolas Jounin, Chantier interdit au public, La Découverte, 2009.

Un sociologue s'est fait embaucher, il y a une demi douzaine d'années, comme manœuvre dans la construction pour enquêter sur les conditions de travail dans le secteur.

  • Voici quelques éléments de son enquête.

- Les grandes sociétés de la construction recourent systématiquement à la sous-traitance ce qui permet de sécuriser leurs marges et de se dédouaner de leurs responsabilités quant aux pratiques des employeurs. Parfois, les sous-traitants s'accumulent à tel point que, sur un chantier, le statut de chaque travailleur, leurs salaires et leur encadrement seront différents.

- La gestion du personnel est raciste. À chaque origine correspondent des aptitudes, des qualifications supposées. Les "Maliens" (avec une notion assez élastique du Mali) sont affectés (et compétents) pour le marteau-piqueur par exemple mais l'enquêteur, d'origine française ne peut, a priori, être désigné pour ce poste. Les différents postes seront attribués à différentes ethnies.

- L'humiliation est permanente. Les plaisanteries, les commentaires racistes, les humiliations fusent sans discontinuer. Un Malien sera, par exemple, appelé Mamadou, sans égard pour son prénom.

- La précarité est extrême. Les intérimaires sont embauchés à l'heure, à la journée, à la semaine. On en amène beaucoup sur le chantier pour être sûr d'en avoir assez, on renvoie les autres. L'intérimaire peut travailler des semaines, des mois pour une entreprise sans être sûr d'y travailler le lendemain. Une entreprise aura recours à de la main-d’œuvre intérimaire parfois de manière majoritaire. Les intérimaires accumulent les intérims et deviennent parfois extrêmement qualifiés sans jamais avoir droit à la stabilité professionnelle. 

- Cette précarité permet de faire pression sur les conditions de travail. Les heures supplémentaires gratuites sont nombreuses, les règles de sécurité sont impossibles à respecter du fait de la pression à la rapidité. Les travailleurs travaillent mal, rapidement; ils se font crier dessus, insulter par des contremaîtres stressés.

- Les agences d'intérim gèrent cette main-d’œuvre intérimaire en faisant leur les critères racistes de leurs clients. Elles rabotent les primes, acceptent les faux-papiers grossiers, se constituent des 'portefeuille' d'intérimaires à disposition en cas de coup dur.

- Les salaires sont dérisoires et le demeurent. Sauf quand, au bout d'une ascension sociale improbable, le travailleur accède à une stabilité professionnelle et à des avancements. La probabilité d'avancement est fortement liée à l'origine ethnique des travailleurs: il vaut mieux être européen et, pour les Européens, il vaut mieux être français.

- Les ouvriers sans papier utilisent des faux, parfois grossiers. Ils sont d'autant plus précaires, d'autant plus soumis à l'agence d'intérim, aux contremaîtres ou aux cadences infernales qu'ils ne peuvent, juridiquement parlant, que mal se défendre, qu'ils ne connaissent pas bien la langue. Les entreprises de la construction recourent massivement aux sans-papier via les agences d'intérim.

- Les immigrés sont souvent pris au piège. Ils attendent une improbable stabilisation professionnelle, ils attendent du salaire pour pouvoir faire leur vie au pays alors que la construction fonctionne comme un piège humain où le travail (et son salaire) du lendemain n'est jamais garanti, où les revenus sont insuffisants et trop aléatoires pour pouvoir même ... s'en aller.

- Le secteur appelle de plus en plus des ouvriers détachés par des sociétés bidon de l'est du continent. Les travailleurs détachés ne sont tolérés sur le territoire que dans la mesure où ils sont employés, ce qui les rend corvéables à merci. En outre, ils ne cotisent pas à la sécurité sociale et n'ouvrent aucun droit, ce qui les rend, là aussi, d'autant plus fragiles.

- L'espérance de vie en bonne santé est très réduite dans l'intérim. Faute de trouver rapidement une stabilisation, un statut CDI et une reconnaissance de leur qualification, les ouvriers voient leur santé décliner rapidement du fait de la pression à la productivité, des intempéries, de la violation des règles de sécurité.

  • Note supplémentaire

Au rayon pratiques esclavagistes, il faut aussi mentionner le recours à des faux indépendants. Ils ne dépendant que d'un seul employeur, transformé en 'client'. Ce type de contrat soi-disant commercial fait l'impasse sur les responsabilités de l'employeur et pousse jusqu'au bout la logique de dépendance, le rapport de force défavorable pour l'emploi et contre le salaire, contre le travail.

Ce genre d'"employé" est évidemment corvéable à merci, sous-payé, il peut être licencié dans l'heure et ne fera jamais grève. Il devra également s'indemniser lui-même en cas de maladie ou le jour où ses tempes grisonneront.

Comme toutes les entreprises auront recours aux mêmes pratiques managériales-esclavagistes, les gains de productivité en seront absorbés finalement par le jeu de la concurrence (sauf si un oligopole s'entend sur les prix, ce qui n'est pas exclu dans le secteur, auquel cas, ce sont les profits qui demeurent élevés).

Emploi, qualification et Amazon

Pour comprendre ce qu'est la qualification, rien de tel qu'un exemple pratique.

  • Du côté du client

Vous voulez acheter, par exemple une édition poche bilingue de Hamlet d'occasion. Si vous allez en librairie d'occasion, vous aurez deux options. Soit vous cherchez vous-même si le livre voulu y est, soit vous demandez conseil au libraire. La première option vous permet de découvrir d'autres livres en fonction des choix d'organisation du libraire. La seconde option vous ouvre directement les portes de l'expérience, du savoir-faire, de la culture du libraire.

Si le livre recherché n'est pas disponible, vous ressortirez éventuellement avec une autre édition bilingue de Shakespeare, avec une autre traduction - mais de meilleure qualité, vous ressortirez éventuellement avec un autre livre, un autre auteur. Votre champ culturel aura eu l'opportunité s'élargir du fait de la disposition des livres ou des connaissances du libraire.

La qualification peut être approchée par ce potentiel d'ouverture de la consommation. Vous ne dépenserez pas nécessairement plus mais votre dépense sera susceptible d'ouvrir des portes qui ne l'étaient pas.

  • Du côté du travailleur

Du côté du libraire, les choses sont encore plus flagrante. Il aménage les rayons, paie des factures, choisit ce qu'il achète, à qui, il gère son temps de travail en fonction de ses disponibilités et de ses clients, il suit un budget. Il crée une atmosphère, une ambiance, un décor. À ses heures, il est décorateur, magasinier, conseiller culturel, investisseur; il suit l'actualité littéraire - soit dans un champ culturel particulier, soit de manière généraliste - il lit, découvre, s'investit, promeut des auteurs qu'il aime, etc.


De tous ces aspects du travail, de cette richesse de la qualification, le travail déqualifié, le travail à la chaîne ne garde rien. À Amazon, les magasiniers travaillent en flux tendus, leurs mouvements sont gérés par des programmes informatiques et contrôlés par des puces électroniques. Une partie d'entre eux ne fait qu'emballer, une partie d'entre eux ne fait que transporter les produits commandés.


La différence entre ces deux professions est la qualification du travailleur, c'est cette qualification qui in fine crée la valeur: en diminuant la qualification des travailleurs, Amazon diminue la valeur créée par l'activité en question, Amazon divise par dix-huit la quantité d'emploi nécessaire à l'activité, la portion du prix du livre créée par l'activité du libraire (à peu près 20% du prix du livre) disparaît d'abord dans les dividendes avant de disparaître en tant que valeur ajoutée par le jeu de la concurrence.

La nature même du rapport au temps aura également changé en passant du libraire à Amazon. Pour le consommateur, la flânerie, la découverte et la perspective de la rencontre de l'autre s'effacent alors que, pour le producteur, l'activité intelligente, affective (avec ses côtés rébarbatifs, bien sûr) devient une activité-robot.