Mais ce concept et la façon tour à tour paternaliste et calomnieuse dont il est utilisé permet d'évacuer la question de la distribution des ressources et de leur accès. Il permet de ne pas interroger la violence sociale qui condamne des gens à une existence misérable alors qu'il y en a qui se gavent.
Pour
cet article sur le paupérisme, nous allons suivre le travail de Jean
Neuville sur la classe dangereuse du XIXe, les ouvriers. Il a procédé à
une récollection de documents historiques retraçant la perception
bourgeoise de cette classe et sa construction dans les consciences
bien-pensantes.
Mendiants
au moyen-âge, ouvrier lors de la révolution industrielle, chômeurs ou
"minimexés, rsastes" ou banlieusards, jeunes, aujourd'hui, la figure de
la classe dangereuse dans les beaux salons a évolué.
Mais
les préjugés de classe et le mépris arrogant de le domination sûre
d'elle n'ont pas bougé d'un iota ... depuis le quatrième siècle.
Si
une prédilection pour la "vertu" de pauvreté et une grande attention
vis-à-vis du pauvre - "membre souffrant du Christ" sur terre - sont
caractéristiques du Moyen-Âge, il y a aussi, le traversant de part en
part, une constante: la distinction entre le vrai pauvre et le faux.
Distinction généralement fondée sur la validité ou l'invalidité du
pauvre; celui qui est valide est un fainéant, ne méritant aucune considération.
Cette
position renvoie aux néolibéraux qui soupçonnent les invalides
"d'abuser", qui réclament des contrôles pour bien vérifier qu'ils sont
invalides, pour
vérifier que ce sont de "bons pauvres".
parmi
[les mendiants] que l'on reconnaîtrait comme valides, l'esclave fugitif
serait rendu à son maître, l'homme libre astreint au colonat à
perpétuité au profit de celui qui l'aurait découvert. Au souci de purger
la capitale se joignait celui de renforcer la main-d’œuvre rurale et
notamment la main-d’œuvre assujettie que manifestent plusieurs lois de la fin du IVe siècle.
Source de Neuville: Evelyn Patlangean,
La pauvreté byzantine au VIe siècle au temps de Justinien: aux origines d'un modèle politique, La Sorbonne, Série Études, Tome 8, p. 69.
Nous
voilà rassurés: Deblock, la ministre de la santé belge actuelle, est
parfaitement en phase avec Justinien. Les esclaves n'ont qu'à bien se
tenir.
Mais la crainte du "mauvais pauvre" se doublait d'une
aversion pour l'oisiveté et d'une condamnation sans appel non de la
pauvreté et de ce qui la génère mais ... des pauvres eux-mêmes. Neuville
cite Vives (
De subventione pauperum, 1525).
Parfois
[les pauvres] dédaignent l'aumône qu'on leur donne, si elle n'est pas
aussi importante qu'ils le désirent; ils la repoussent d'un air fâché et
contrarié et avec des paroles injurieuses. L'aumône reçue, ils se rient
et se moquent de ceux qui la donnèrent, tant ils sont éloigné de prier
Dieu pour ceux-ci.
Bref, le paupérisme et la charité
expriment un mépris de classe. Le pauvre ne mérite pas son argent, il
est indigne de le gagner et ne méritent pas la réussite. En filigrane,
si le pauvre ne mérite pas son argent, le riche, lui, le mérite et a
beaucoup de mérite à faire l'aumône.
2. Les clichés sur les pauvres
Tous les clichés contre les pauvres tendent à prouver que les riches ne sont pour rien dans la pauvreté des pauvres, qu'ils la
méritent,
et qu'il ne faut surtout pas éradiquer la misère (ça viderait les
usines). Parmi les clichés utilisés contre les pauvres, depuis la fin de
l'antiquité jusqu'aux discours employistes actuels, on a
1. Les pauvres sont dangereux
Citations de Neuville:
Le vagabond était classé avec les truands, trouwanten, ribaulx, dans les non surcéants ou non domiciliés,
"c'est-à-dire les gens valides, mendiant par paresse ou exerçant une
industrie suspecte, qui n'avaient pas de demeure fixe et qui erraient
d'habitude de lieu en lieu. Ces gens qui n'avaient aucune assiette dans
la société et qui ne lui offrait aucune garantie, étaient traités par
elle en suspect sinon en ennemis. Ils ne jouissaient
d'aucune garantie légale ni en matière d'administration ni en matière de
juridiction. Ils étaient en tout et pour tout abandonnés à l'action
discrétionnaire des princes, de leurs agents, des seigneurs justiciers,
des communes ..."
Source de Neuville: Ed. Poulet,
Origine ..., Tome 1, n° 941.
C'est
beau comme Valls qui parle des Roms ou Sarkozy qui parle des banlieues
... rien de neuf sous le soleil donc, le danger, c'est le pauvre.
2. Les pauvres sont coupables de leur pauvreté.
Ah! les salauds de pauvres, décidément. En version néo-libérale, cela donne: les chômeurs sont au chômage de leur faute,
parce qu'ils ne cherchent pas vraiment d'emploi
et peu importe que les conditions d'emploi soient indignes et la
condition de se vendre à vil prix à un maître pour une méchante monnaie.
D'autres [pauvres], oisifs, se font une profession de leurs maux, pour la douceur que leur procure le profit
[on croirait un discours du FN sur les rsastes!]. Ils ne veulent de
nulle manière changer leur mode d'acquérir de l'argent. Et si quelqu'un
veut les sortir de leur état de mendicité, ils ne mettent pas moins
d'ardeur à s'en défendre que d'autres à garantir leurs richesses. Et
ainsi, tout en étant déjà riches, quoique secrètement [les pauvres sont
riches: le fameux mythe des millionnaires avec les allocations
familiales existait déjà!], ils demandent encore l'aumône et la
reçoivent de ceux auxquels, à meilleur escient, ils devraient la donner.
Source de Neuville: Vives,
De subventione pauperum, mars
1525, traduction par R. A. Casanova, pp. 89 sqq.
L'argument est toujours aussi simpliste à travers les siècles: les pauvres ne sont en fait pas pauvres puisqu'ils
profitent, il ne faut donc surtout pas les aider. CQFD et, du coup, les riches peuvent être riches sans se poser de question.
3. Les pauvres sont des fainéants et des profiteurs.
Les riches sont déjà bien gentils de tolérer que les pauvres se laissent dépouiller par eux.
C'est connu, les pauvres crachent à la figure des gentils riches -
qui n'y sont bien sûr pour rien dans la pauvreté des pauvres (la charité
s'exerce toujours des riches vers les pauvres sans que personne ne se
demande pourquoi les pauvres sont pauvres) ... Les pauvres (ou les
rsastes, aujourd'hui, ou les travailleurs pauvres qui ne peuvent se
payer des chemises) méritent bien leur sort (je résume) et ils sont
méchants et incapables. Mais ce n'est pas fini. Les pauvres achètent des
écrans géants, c'est bien connu:
Les
uns cachent avec une avarice incroyable ce qu'ils recueillent et ne le
révèlent pas à leur mort pour qu'on en puisse usage en leur faveur.
D'autres,
avec une ostentation et une prodigalité détestable, consomment
désordonnément ce qu'ils acquièrent, en repas splendides tels que n'en
font pas chez eux les citoyens opulents. Ils gaspillent plus aisément
une pièce d'or en chapons et poissons délicats ou en vins généreux que
les riches une pièce de cuivre. Ce n'est pas sans raison que l'on a dit
que ces pauvres mendient pour le gargotier et non pour eux. Et cela
provient de l'assurance où ils sont de trouver demain autant d'argent
qu'ils en dépensent et avec la même facilité.
4. Les pauvres dépensent mal leur argent.
Antienne
rabâchée parmi toutes, celle-ci, en version moderne, nourrit, par
exemple, l'idée que les pauvres sont suréquipés en gadgets high-tech ou
encore que les migrants ont des téléphones derniers cri.
D'autres
avec une ostentation et une prodigalité détestable, consomment
désordonnément ce qu'ils acquièrent, en repas splendides tels que n'en
font pas chez eux les citoyens opulents [il s'agit d'un texte du XVIe,
donc, une époque ou les disettes et les épidémies ramenait l'espérance
de vie des pauvres en-dessous de celle de l'âge de pierre]. Ils
gaspillent plus aisément une pièce d'or que les riches une pièce de
cuivre. Ce n'est pas sans raison que l'on a dit que ces pauvres mendient
pour le gargotier et non pour eux.
Source de Neuville: Vives,
De subventione pauperum, mars
1525, traduction par R. A. Casanova, pp. 89 sqq.
5. Il faut mettre les pauvres au travail
Les
capitalistes et les industriels aiment les pauvres. Au début de l'ère
industrielle, on les a progressivement enfermés dans des asiles, des
working house,
des camps de travail. Aux États-Unis, le recours à la main-d'oeuvre en
prison se fait à échelle industrielle, aux Pays-Bas et dans certains
département français, on parle de faire travailler les pauvres qui
reçoivent des allocations sociale. Un service de travail obligatoire
malheureusement, les actionnaires ne bénéficient pas des sollicitudes du
paupérisme.
On ne permettra
pas même aux aveugles d'être ou d'aller oisifs: il y a beaucoup de
choses en lesquelles ils peuvent s'exercer (...) que d'autres fassent
mouvoir des tours ou rouages; que d'autres travaillent dans les
pressoirs, aidant à manœuvrer les presses; que d'autres s'évertuent au
soufflet dans les ateliers des forgerons (...) aux malades et aux
vieillards, que l'on donne aussi des choses faciles à travailler, selon
leur âge et leur santé; nul n'est invalide au point que les forces lui
manquent entièrement pour faire quoi que ce soit. (...) aux infortunés
qui demeurent chez eux, il faut procurer de l'ouvrage ou de l'occupation
aux travaux publics: il ne manquera pas de quoi leur donner à
travailler pour les autres citoyens [puis, faudrait pas qu'on les paie
en plus].
Source de Neuville: Vives, op. cit.
3. La posture du paupérisme
Derrière ces fadaises que
nous ressassent encore les politiciens réactionnaires, se cache le vol
des pauvres par les riches. Ce vol tient aux institutions de la
propriété qui permettent à quelques uns de s'emparer du fruit du travail
du grand nombre et de s'accaparer les richesses. En fait, les discours
de racisme de classe tenus contre les pauvres - depuis le Moyen-Âge
jusqu'à Fillon ou Macron - tendent, en stigmatisant les gens qui sont
manifestement les victimes d'un vol, le vol des communs et du droit
d'accès aux ressources communes, dédouane les propriétaires de toute
responsabilité et leur attribue une essence supérieure, plus digne, plus
noble.
La charité dédouane le riche voleur et charge le pauvre volé sous de creux discours moraux.
Rien
de neuf sous le soleil chez les "modernes", chez les De Block qui
entendent vérifier que les pauvres sont "des bons pauvres qui en ont
vraiment besoin", chez les Sarkozy effrayés par l'oisiveté, chez les
Macron-Fillon, pères la rigueur pour les nécessiteux (qui dépensent
forcément mal leur argent) et pères Noël pour les classes prédatrices.
Le
revenu de base pousse cette idée au bout: on ne peut donner qu'aux
seuls pauvres (ce serait leur attribuer un "mérite" qu'ils n'ont pas).
Il faut donc donner à tous. Et cela permet, comme au Moyen-Âge et comme
au XIXe siècle, d'assumer
les devoirs de l'employeur à sa place. C'est la technique Walmart, c'est la technique du Speenhamland Act (voir à la fin de l'article
ici), c'est la technique du revenu de base.
Citation de Neuville:
J'ai
dit encore que les industriels aiment mieux ajouter au salaire un
secours qu'un suppléments, parce qu'on peut interrompre le système de
secours, tandis que le salaire, une fois haussé, est difficile à
baisser. Ce système change l'ouvrier en indigent et charge la charité de
ce qu'elle n'est pas destinée à supporter. (...) je ne crains pas
d'être démenti en affirmant que les salaires ne suivent les
subsistances que comme la justice suit le crime, pede claudo, d'un pied boîteux. On met ainsi à la charge de la charité des gens qui ne devraient pas y être.
source de Neuville: Intervention de Charles Perin à l'Assemblée [patronale] de Malines en
1863.
Il
s'agit de faire peser sur les classes moyennes la charge des pauvres
réduits à des êtres de besoin et de permettre aux capitalistes
d'accumuler à l'infini.
Mais cette technique, en
opposant les producteurs réduits à l'état de nécessiteux et les
producteurs de la classe moyenne porte en elle un danger. Elle peut
amener la société à l'explosion ou à la guerre civile, à des bandes de
pillards (comme les Pastoureaux), à des jacqueries ou à des pogroms
contre les pauvres.