La Bastination

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La bastination est un néologisme de notre cru. Pour le moment, il s'agit d'un hapax, d'un mot utilisé une seule fois (par nos soins, donc), mais sa pertinence pourrait le tirer du néant.

La bastination, c'est l'itinéraire prévu et prévisible des manifestations à Paris qui démarrent à Bastille et se terminent à Nation. Ces manifestations rassemblent souvent des militants motivés, des travailleurs traversés d'une fureur légitime ou des jeunes politisés tenants d'une entéléchie révolutionnaire radicale. Mais il ne se passe rigoureusement rien dans ces manifestations. On casse bien un peu de mobilier urbain, on s'énerve un peu sur les forces de l'ordre (qui, il faut être juste, rendent largement cet énervement circonstanciel) mais le parcours, les mots d'ordre, les organisations participantes mêmes s'arrangent pour qu'absolument rien n'émerge de ces rassemblements.

On pourrait qualifier de tels rassemblements de messe ou de rite pour la bonne conscience. Ils prêteraient à sourire s'ils ne contribuaient à tuer le politique, à tuer l'affect individuel et collectif porteur de changement de cadre, s'ils n'étaient pas la meilleure arme pour éviter l'avènement d'un nouveau monde. Ils évacuent les questions politiques, notamment celles de la production, de la pratique de la valeur; on n'y parle pas de propriété des outils de production, de liberté des producteurs, d'émancipation mais on y parle d'emploi et d'augmentation de pouvoir d'achat. La bastination est un mouroir de la volonté politique ou économique, c'est un vaccin contre l'émergence de tous sujets politiques collectifs, c'est un non-événement où rien ne peut et ne doit se passer.

En Belgique, la bastination se fait selon les itinéraires Nord-Midi. Les syndicats sont rigoureusement séparés selon leur couleur et les syndicalistes sont tous revêtus de sac poubelle au couleur de leur syndicat (vert, rouge ou bleu). Quand les travailleurs parlent de grève au finish, ils sont bastinés (victimes de bastination), on les occupe avec des discours vengeurs et on les matraque avec la nécessité de l'union derrière des mots d'ordre creux et des actions encore plus creuse; quand le corps social dans son ensemble rejette des mesures anti-salariales prises par le gouvernement, on distrait les gens, on les promène selon un itinéraire immuable. Quand on veut occuper l'usine, la bastination demande de l'emploi. Quand on veut investir massivement dans les salaires, la bastination quémande aux patrons de sauver le pouvoir d'achat et l'emploi. Quand les plus décidés veulent s'en prendre aux points stratégiques et saboter l'économie, la bastination noie leur énergie dans de vaines processions.


La bastination remplace la lutte par la prière, elle remplace la volonté collective par la supplique envers les puissants et, ce faisant, elle affirme le pouvoir des propriétaire et impuissantise les tenants d'un changement de paradigme, celles et ceux qui entendent affirmer dans les actes un sujet politique, une classe.

On pourrait retranscrire ces dialogues:

- Tu viens faire la révolution?
- Je peux pas, j'ai bastination.

- Tu viens occuper l'usine pour la récupérer?
- Pas possible, j'ai bastination.

La stratégie de bastination instille un sentiment d'impuissance, un fatalisme désespéré dans les franges les plus combatives de la population et, surtout, elle prévient la naissance d'un nouveau monde. La bastination, c'est occuper les gens en les laissant faire joujou avec leurs pétards, c'est les distraire avec de faux problèmes, c'est leur faire intérioriser le caractère soi-disant inéluctable de leur servitude. La bastination, c'est Spartacus qui demande de meilleures conditions d'esclavage sans déranger les points névralgiques de l'Empire Romain.

Il ne faut pas oublier que la bastination est une stratégie de confinement, de conjuration de la puissance collective. Sa seule existence atteste la force de cette puissance, elle atteste notre force et notre puissance.

La grève a créé un tiers du PIB

Nous rappelons à nos courageux lecteurs, à nos courageuses lectrices, que la grève a arraché, a inventé, a créé les congés payés, les allocations familiales, que, en Belgique, c'est sous la pression d'une grève générale armée que la sécurité sociale a été fondée.



La grève - outre l'évident héroïsme des gens qui renoncent à leur salaire individuel pour le bien commun - est, du point de vue économique, une création de valeur ajoutée (à peu près un tiers du PIB est le fruit de grèves) mais c'est aussi un formidable investissement, une occasion de conquêtes salariales formidables.

Évidemment, on se surprend à rêver d'une grève qui conquerrait la propriété d'usage, qui congédierait employeurs et propriétaires lucratifs encravatés avec plus ou moins d'élégance dans les musées des incongruités historiques.
Mais la chaleur de la lutte nous rappelle que nous pouvons créer d'autres pratiques économiques, nous pouvons vivre ce mouvement de la grève, nous pouvons tout interrompre.
Et donc tout construire. Et c'est bien à la conjuration de cette puissance que s'emploie le fatalisme d'une certaine presse.
Courage à toute et à tous et, si la grève vous occasionne des désagréments, puissiez-vous inventer des formes de solidarité, de production économique ... sans employeur.

Le salaire est un investissement

En Belgique, pendant la seconde guerre mondiale, sous l'égide de Henri Fuss (ici), des négociations se sont déroulées entre les différents acteurs sociaux pour créer une sécurité sociale unifiée. Il y avait les syndicats, chrétiens et socialistes et le patronat, chrétien ou libre-penseur. 

Ces différents négociateurs avaient tous mis sur pied des caisses pour couvrir certains risques dès le milieu du 19e siècle (ici).
- les caisses de secours ouvrières, souvent des caisses de femmes, ancêtres des mutuelles, couvrent les risques de santé, financent des primes d'accouchement et, parfois, des frais funéraires, elles sont sectorielles et sont alimentées et gérées par les ouvrières elles-mêmes

- les caisses de grève sont les ancêtres des syndicats (en tant qu'organismes d'indemnisation de grève ou de chômage). Elles sont gérées et financées par les ouvriers eux-mêmes

- les caisses de prévoyance patronales sont gérées et alimentées par les patrons, elles assurent des indemnités pension et maladies professionnelles.

Par ailleurs, en 1936, au terme d'une grève dure, les ouvriers avaient obtenu un embryon de sécurité sociale avec les congés payés et les allocations familiales (ici).

C'est dire que les différents partenaires ont tous dû lâcher du lest lors de la création de la sécurité sociale pendant les négociations menée sous l'égide de Fuss puisqu'ils ont vus leurs caisses leur échapper:
les patrons, les ouvriers, les ouvrières et l'État ont tous perdu le pouvoir de décision et de gestion de leurs différentes caisses mais cette perte a été compensée par la participation à la gestion de la caisse unique
Cette caisse unique de sécurité sociale a été massivement alimentée alors que les salaires augmentaient eux aussi. Dans le contexte de l'après guerre, les différents acteurs ont accepté d'être dépossédés de leurs caisses respectives et d'augmenter les taux de cotisation parce que le salaire sous ses formes socialisées était perçu par tous comme un gigantesque investissement, comme une façon de reconstruire un pays ruiné par la guerre et l'occupation. Cet investissement a eu des effets radicaux et immédiat: il a permis la reconstruction d'un pays amputé d'une partie de sa population active par la guerre en un temps très réduit.

Cette acceptation de cette réalité économique - sous l'égide d'un spécialiste international du chômage - fait aujourd'hui rêver tant cette réalité simple semble devoir être répétée non seulement dans le camp des employeurs et des actionnaires mais aussi dans le camp des syndicats de travailleurs ou des progressistes:
  1. le salaire est un investissement
  2. le plus grand investissement à la Libération a été consenti sous forme de salaires socialisés
  3. cet investissement a été couronné de succès économiquement parlant
  4. il a été accepté comme tel par l'ensemble des acteurs économiques (syndicats de productrices et de producteur, patronat et gouvernement) dans un modèle de cogestion
  5. l'ensemble des politiques s'attaquant aux salaires socialisés et aux salaires individualisés n'a produit aucune prospérité, n'a nullement résorbé le chômage, n'a permis d'entreprendre aucun projet politique ou économique d'envergure
 
Source: Wikipédia
Ces réalités simples doivent être rappelées à l'heure où les politiques austéritaires de guerre contre les salaires socialisés et individualisés font sombrer dans la crise l'ensemble du continent européen (d'ailleurs, à l'instant où le Portugal se démarque de ces politiques anti-salariales, il se démarque aussi du marasme économique continental).
Les salaires socialisés ne sont pas des coûts. Ils sont une création de richesse, une forme d'investissement formidable. Faute de comprendre ce truisme, l'ensemble des productrices et des producteurs se condamne à l'impuissance.

Par contre, la propriété lucrative, elle, demeure un coût et pour les productrices et les producteurs et pour la société ... mais nous en avons déjà parlé.

Éloge du conflit

La guerre contre le salaire en cours prend deux visages:
1 celui de la négation directe du salaire - qu'il soit individualisé pour l'employé ou qu'il demeure social pour les prestataires de la sécurité sociale ou pour les vacanciers
2 celui de la négation de la pratique salariale comme droit politique, comme reconnaissance juridique d'une citoyenneté dans l'économique
Cette guerre fait rage en Europe, aux États-Unis et dans une partie de l'Amérique latine. Elle marque le pas en Europe centrale, en Chine ou dans une partie de l'Amérique latine.
Ce qui se joue en France dépasse - et de loin - les enjeux hexagonaux. C'est l'ensemble de la façade occidentale du continent qui peut, sur une résistance efficace, sur une force de proposition, sur une vision du monde alternative basculer et changer de dynamique.

Nous pouvons non seulement revendiquer et imaginer une pratique salariale de la valeur, une pratique de la citoyenneté économique et du salaire comme droit mais aussi inventer ladite pratique.

Nous pouvons nous passer d'employeur et d'investisseur car l'économie, c'est nous. Eux ne sont rien que des êtres de papier gardés par la peur.

Nous pouvons nous passer de la médiocrité comptable d'un quelconque Michel, Renzi, Rajoy, Schröder, Blair ou Macron parce que la société, c'est nous. Eux ne sont rien que des êtres de papier gardés par la peur.

Nous pouvons nous reconnaître comme êtres de droit économiques et politiques parce que ce qui est à la base de la reconnaissance du droit, c'est nous.

Suggestion d'expérience

Juste comme ça, en y réfléchissant ...

Si l'on admet que la lutte des classes a conquis notamment deux formes de reconnaissance,
- le salaire comme rétribution d'une qualification (d'un poste ou, mieux, d'une personne) et l'investissement par subvention

- le code du travail comme ensemble d'inscriptions du droit personnel limitant le droit commercial de propriété lucrative (limitation du temps de travail, encadrement des conditions de travail et définitions des droits salariaux y afférents - retraite, vacances, chômage ou santé)
et que cette lutte a été le fait d'un sujet social agissant, les productrices et les producteurs,

on peut imaginer s'attribuer à nous-mêmes, en tant que producteurs et productrices, une reconnaissance de qualification et de droit à la personne.


L'expérience de pensée que je vous propose est la suivante
si l'ensemble des membres d'un groupe donné définis comme producteurs s'attribuent par création monétaire un salaire à la qualification personnelle - un peu comme une monnaie locale qui serait distribuée à toutes et à tous sous forme de reconnaissance de la qualification personnelle

si l'ensemble des membres de ce groupe contribue à la solvabilisation des salaires à vie de chacun en proposant des marchandises à prix (en monnaie créée, donc) à l'ensemble du groupe

si ces marchandises à prix abondent des caisses de salaire (dont le montant est reversé à l'ensemble des membres du groupe) et des caisses d'investissement (qui permettent la production de marchandises à prix)
alors, un groupe quelconque peut attribuer un salaire à vie à chacun de ses membres sur base d'une monnaie qu'il crée. La valeur de ce salaire à vie sera fonction de la production de marchandises à prix de tous et toutes et de la contribution de chacun et chacune.

Cette expérience - que je vous invite à réfléchir, à peaufiner, à expérimenter à votre échelle - est susceptible
- de ne pas pouvoir créer grand chose dans un premier temps (le salaire à vie sera alors un salaire papier)

- d'élargir les capacités de production et de consommation collectives

- de faire émerger les questions de la nature de la production de chacun, de la nature des besoins, de la gestion des contraintes, des investissements

- de créer non seulement un sujet collectif révolutionnaire en soi puisque les membres du groupes dans une démarche de salaire à vie par création monétaire dépendent de fait les uns des autres et qu'ils sont forts les uns des autres mais aussi un sujet révolutionnaire pour soi puisque l'ensemble de la question économique deviendra, du fait de la démocratisation de l'économie, une question politique.
À grande échelle, c'est tout de même notre travail à chacun et à chacune qui solvabilise la monnaie. Il s'agit de passer le pas, de se reconnaître comme créateur de valeur économique et de le faire selon nos modalités propres, à savoir une reconnaissance de chaque personne comme producteur, un investissement par subvention (sans remboursement, donc) et une inclusion de l'économique dans le politique.

Si cette expérience devait fonctionner à une échelle donnée, elle ferait tache d'huile et serait susceptible d'imposer une nouvelle pratique de l'économie, plus humaine, plus efficace, plus écologique, plus démocratique, une pratique salariale de l'économie qui pourrait nous débarrasser en fait si ce n'est en droit des pratiques archaïques de la propriété lucrative et de l'emploi (ou de l'infraemploi). 

Cette expérience rend inutile toute négociation ou toute revendication: elle ouvre à l'action et à la révélation de ce qui est déjà-là en puissance.

Règles (en attendant de faire mieux) de la reconnaissance salariale:

  • la monnaie commune créée comme reconnaissance salariale sera appelée le thaler
  •  à chacun et à chacune est attribué un salaire inconditionnel de 15 thalers chaque mois. Cette somme correspond à la facturation de quinze heures de travail. Elle pourra être portée à quinze salariaux par semaine ou davantage selon la quantité de marchandises à prix qui viennent rendre la monnaie solvable
  • les prix sont déterminés par: le nombre d'heures de travail (en salariaux) + les investissements consentis pour la production du bien ou du service vendu X 1,2 (cette formule doit être affinée à l'usage et selon les résultats de l'expérience)
  • tous les membres participants sont invités à abonder la caisse commune en facturant les marchandises à prix, les biens et les services qu'ils, qu'elles produisent seulEs ou en collectif de production et en détruisant la quantité de monnaie créée correspondant au prix de la marchandise chez le producteur, chez la productrice auquel ils vendent la marchandise à prix
ex: je produis un massage d'une heure et demie, je le facture un salarial et demi à celle ou celui que je masse. Pour vendre, pour signifier l'achat, l'acheteur et moi supprimons un salarial et demi sur son compte
  • les membres participants sont dits producteurs et productrices. Ils, elles décident ensemble des règles du jeu, discutent des choix économique et de la modification des règles du jeu ou de leur permanence, abondent la caisse commune par destruction de monnaie salariale créée 
  • les producteurs en salaire à vie ont une importance cruciale pour produire des marchandises à prix, biens ou services, mais tous et toutes peuvent participer à la production
  • la richesse collective et la fiabilité du système dépend de l'implication de l'ensemble des producteurs et productrices impliqués mais le bénéfice du salaire reste individuel
  • l'expérience peut être internationale, transgénérationnelle, elle peut s'étendre à des personnes de différentes confessions, convictions, ethnies ou langues
  • l'ensemble des producteurs et productrices est dit souverain sur l'ensemble des choix économiques, sur l'attribution des investissements, sur l'attribution d'éventuelles échelles de salaire et sur le montant des salaires à vie

  • l'idée de l'expérience, c'est de faire tache d'huile, c'est de rendre le modèle économique salarial économiquement viable, politiquement pertinent et politiquement révolutionnaire. L'expérience a vocation a devenir universelle mais la participation à l'expérience se fait sur une base volontaire, non contrainte
  • l'expérience vise à se passer d'investisseurs, de propriétaires lucratifs mais elle peut reconnaître la propriété privée (y compris des moyens de production) à condition qu'elle soit strictement limitée à une propriété d'usage: les usagers de l'outil de production en décident l'affectation
  • l'expérience vise à démocratiser l'économie. Si elle devait amener à un effet opposé, elle perdrait son sens et son intérêt.

De plus en plus d'emploi

Puisque l'on bavasse à tort et à travers sur les chômeurs dans le plat pays, nous relayons les statistiques officielles gouvernementales sur l'évolution du taux d'emploi de la population en âge de travailler.


Le tableau considère les gens "en emploi". Il faut (probablement) comprendre les gens "en emploi, avec un travail d'indépendant et les fonctionnaires".


On constate que, entre 1983 et 2012, la population en emploi en Belgique chez les 15-64 ans (en comptant les ados, donc) est passée de 52,6% à 61,7% en 2012.

Alors que la population en emploi passait de moins de quatre millions à moins de cinq millions en moins de vingt ans, la population officiellement au chômage (là aussi, les appellations et les critères sont discutables) stagnait.

Ceci nous amène à conclure:

- que l'augmentation du taux d'emploi ne résout aucune crise et qu'elle n'est pas corrélée avec une augmentation du bien être général
- que les chômeurs stigmatisés comme responsables du chômage n'augmentent pas en nombre (le tableau est antérieur aux mesures anti-chômeurs des deux derniers gouvernements, Di Rupo - De Wever&Michel, mesures qui ont organisé le harcèlement et l'exclusion administrative des chômeurs)
- qu'un chômage stable dans le temps plaide pour des causes structurelles (donc que ce sont les organisateurs de l'activité et les acteurs importants d'icelle qui sont à incriminer et non les personnes au chômage)
- qu'on peut à la fois augmenter le taux d'emploi (au sens large) et maintenir un taux de chômage
- que le chômage est demeuré à un niveau (relativement) élevé alors que le PIB belge était multiplié par trois (de 120 milliards à 400 milliards, à peu près)
- que la croissance en terme de PIB ne constitue en rien un facteur de diminution du chômage
- que le chômage n'empêche en rien une augmentation du PIB
Tout ceci nous amène à penser que le million d'employés (au sens large, donc, fonctionnaires et indépendants inclus) supplémentaire en trente ans a dû faire des concessions salariales majeures face à la pression, à la menace du chômage.

C'est-à-dire que le chômage a rapporté des fortunes aux propriétaires lucratifs et aux employeurs (au sens large, il peut s'agir de clients qui ont recours à des sous traitants).

Le chômage ne s'oppose donc pas à l'emploi (au sens large), il en est une condition, il en est la face cachée.

Le couple emploi-chômage permet de faire exploser le PIB alors que les salaires stagnent et que la qualité du travail dans le cadre de l'emploi au sens large, l'intérêt de ce travail sont susceptibles de diminuer.

Et si nos politiques commençaient à parler de choses sérieuses plutôt que de nous assommer avec un électoralisme nauséeux? Et si on demandait à des chômeurs, à des chômeuses de parler du chômage? Et si on demandait aux victimes de l'emploi (au sens large) de parler de l'emploi?

Et si nos solutions étaient des problèmes, et si nos problèmes étaient des solutions?

Source:
http://statbel.fgov.be/…/Stagnation_du_marche_de_l_emploi.j…

Il n'y a pas de charge ni de cotisation

Une certaine vulgate "de gauche" prétend que les salariés paient les cotisations de sécurité sociale. Comment expliquer alors que les salaires ont stagné ces vingt dernières années aux USA alors que les montants des retraites étaient diminués, comment expliquer ce même phénomène en Argentine depuis l'élection de Monsieur Macri il y a un an et demi et, enfin, comment expliquer que les salaires augmentaient pendant les trente glorieuses aux USA, au Japon et en Europe occidentale alors les prestations de retraites augmentaient elles aussi? 
Enfin, comment expliquer que les innombrables emplois "aidés" (sans cotisations sociale) soient franchement moins rémunérateurs que les emplois non aidés pour les employés?

Il y a une explication simple: les cotisations sociales sont du salaire CALCULÉ sur base du salaire des employés. Ces cotisations sont une création de valeur ajoutée qui s'ajoute donc au prix du bien ou du service (comme l'ensemble de la valeur ajoutée, d'ailleurs).

Donc, ce ne sont pas les employés qui cotisent. Les cotisations sont prélevées à l'occasion de leur travail en emploi. Mais on pourrait très bien cotiser SANS EMPLOI - comme le font les fonctionnaires, par exemple.

Ceci nous permettrait de calculer la valeur ajoutée produite par les prestataires sans s'encombrer d'employeur et d'actionnaire et cela nous permettrait de rendre les entreprises à ceux à qui elles appartiennent: leurs usagers.

Mais la fable du "coût" des producteurs hors emploi permet de faire passer deux autres fables:

- que le salaire des travailleurs en emploi est aussi un "coût" (mais pour qui?)

- que la seule façon de produire de la valeur légitime, c'est de se vendre à un propriétaire lucratif pour qu'il s'enrichisse.

Ce qui évacue d'emblée toute souveraineté dans le domaine économique: les producteurs sont transformés en mineurs économiques.

Ce qui n'est ni une fatalité, ni une loi de la nature. C'est un choix politique.

L'emploi viole les droits humains (Ellerman)

Le site “still laughing at anarcho-capitalism” (https://www.facebook.com/SLANCAP/?h...) partage un texte dont nous avons voulu vous faire profiter. En théorie en tout cas, les droits de l’homme et de la femme s’appliquent dans le champ politique où les représentants doivent chercher l’accord de leurs administrés mais, dans le champ économique, les décideurs et les payeurs ne sont pas les mêmes, ce qui constitue une violation manifeste des droits de l’homme et de la femme.
“L’abolition de la relation d’emploi est une conclusion radicale qui trouvera de fortes résistances sur tous les fronts. Après l’abolition de l’esclavage et la concession de la démocratie politique, les sociétés libérales se targuent d’avoir finalement obtenu le droit aux droits humains. Alors qu’il y a une forte résistance intellectuelle à l’idée qu’il pourrait y avoir des violations des droits humains inhérentes à un système d’économie libérale fondé sur la location volontaire d’êtres humains. Il y a aussi une résistance à reconnaître l’histoire cachée des arguments contractualistes en faveur de l’esclavage et de l’autocratie - et même à reconnaître les contre-arguments liés aux droits inaliénables contre ces contrats. 
Il ne faut pas beaucoup d’effort intellectuel pour comprendre ces arguments. Prenez par exemple l’approche du contrat d’emploi comme le pactum subjectonis (pacte de sujet) sur le lieu de travail. La clé de l’histoire intellectuelle était de comprendre la distinction entre deux types différents de contrats sociaux - une distinction qui a commencé à émerger dans le travail médiéval de Marcel de Padoue et de Bartole de Saxoferrato. D’un côté, il y avait le contrat social dans lequel quelqu’un aliénait et déléguait ses droits à l’auto-détermination d’un souverain. Le souverain n’était pas un délégué, un représentant ou un homme de paille pour le peuple. Le souverain régnait en son nom propre; les gens étaient des sujets. D’un autre côté, il y avait le contrat social comme une constitution démocratique forgée pour assurer les droits inaliénables plutôt que pour les aliéner. Ceux qui manient l’autorité politique sur les citoyens le font en tant délégués, représentants ou hommes de paille; ils gouvernent au nom du peuple.
Maintenant, une fois que l’on comprend cette distinction fondamentale entre les contrats sociaux d’aliénation et de délégation, que nous faut-il comme autre information pour l’appliquer au contrat d’emploi? Est-ce qu’il y a un politologue contemporain qui pense que l’employeur est le délégué, le représentant ou l’homme de paille des employés? Qui pense que l’employeur gère les choses au nom des employés? Cependant, peu de politologues ont souligné ce point évident. 
“Le manager dans l’industrie n’est pas comme le Ministre en politique: il n’est pas choisi par les travailleurs de l’entreprise ou responsable devant eux mais choisi par les partenaires et les directeurs d’une autorité autocratique. Au lieu d’avoir un manager Ministre ou serviteur, d’avoir des gens qui sont les maîtres en dernière instance, on a des gens qui sont les serviteurs et le manager et le pouvoir extérieur derrière lui qui sont les maîtres. Donc, alors que notre organisation gouvernementale est démocratique en théorie, et par l’élévation du niveau d’éducation le devient de plus en plus en pratique, notre organisation industrielle est construite sur une base différente”. 
Et il y a vraiment peu de penseurs de la loi qui ont remarqué l’évidence. 
“L’analogie entre l’État et les entreprises a été agréable aux législateurs américains. Les actionnaires constituaient l’électorat, les directeurs le gouvernement, impulsant des politiques générale et en confiant l’exécution à des officiers ... La soi-disant démocratie des actionnaires est mal conçue parce que les actionnaires ne sont pas ceux qui sont gouvernés par la corporation, ceux dont il faut obtenir l’approbation.” 
Peut-être que la distinction public-privé aide à faire la différence? Est-ce que qui que ce soit pense que les personnes qui jouissent d’une capacité de facto inaliénable à prendre des décisions dans la sphère publique puissent se transformer soudain en instrument de débat dans la sphère privée? 
Comme les réponses sont si manifestement évidentes, la réponse habituelle est apparemment de ne pas y penser. Les penseurs “responsables” ne nagent pas dans ces eaux-là. Non seulement, il y a des plafonds de verre mais des murs de verre qui déterminent les corridors de pensée acceptables. Les penseurs responsables sont équipés de radars mystérieux qui leur permettent de beugler dans les corridors de verre de la pensée orthodoxe sans s’approcher jamais des murs - tout en se voyant comme des penseurs libres, impertinents - même comme sociologues - explorant l’inconnu. Cet instinct en radar, consubstantiel à l’ambiance de nos sociétés, constamment et pour ainsi dire inconsciemment les tient éloignés des murs de verre - loin de toute spéculation irresponsable (à part, peut-être, dans la fougue de la jeunesse avant que l’ambiance de la société n’ait fait son travail) et les maintient dans les allées de la recherche sûre, saine, judicieuse et sérieuse. 
Les penseurs responsables peuvent retomber sur le cadre du consentement ou de la coercition. La démocratie est le gouvernement par le consentement des gouvernés, et les employés donnent leur consentement au contrat d’emploi, donc où est le problème? Hier, il y avait en effet des violations des droits de l’homme par des institutions fondées sur la coercition mais aujourd’hui, nous vivons heureux dans une société libérale où toutes les institutions sont fondées sur le consentement. Oui, même aujourd’hui où il y a certainement des cas de travailleurs exploités, sous payés et même peut-être forcés par leurs employeurs, et ces abus doivent être corrigés. Mais la reconnaissance de tels abus butte en touche quant à la reconnaissance de violation de droit inhérente dans le contrat libre et volontaire de location ou, plutôt, d’embauche d’êtres humains. Telle est la Conscience Heureuse des penseurs progressistes responsables.”

Original:
"The abolition of the employment relation is a radical conclusion that will be strongly resisted on every front. After the abolition of slavery and the acceptance of political democracy, liberal societies prided themselves on having finally gotten human rights right. Hence there is strong intellectual resistance to giving any sustained thought to the idea that there might be an inherent rights violation in a liberal economic system based on the voluntary renting of human beings. There is also resistance to recovering the hidden history of contractarian arguments for slavery and autocracy—and even to recovering the inalienable rights counter-arguments against those contracts. 
Very little sustained thought is necessary to understand the arguments. Take, for example, the approach to the employment contract as the workplace pactum subjectionis. The key to the intellectual history was to understand the distinction between two opposite types of social contract—a distinction that started to emerge in the late medieval work of Marsilius of Padua and Bartolus of Saxoferrato. On the one side was the social contract wherein a people would alienate and transfer their rights of self-determination to a sovereign. The sovereign was not a delegate, representative, or trustee for the people. The sovereign ruled in the sovereign’s own name; the people were subjects. One the other side was the idea of a social contract as a democratic constitution erected to secure the inalienable rights rather than to alienate them. Those who wield political authority over the citizens do so as their delegates, representatives, or trustees; they govern in the name of the people. 
Now once one understands this fundamental distinction between the alienation and the delegation social contracts, what additional information is needed to make the application to the employment contract? Does any contemporary political scientist think that the employer is the delegate, representative, or trustee of the employees? Who thinks that the employer manages in the name of the employees? Yet few political theorists have pointed out the obvious. 
``The manager in industry is not like the Minister in politics: he is not chosen by or responsible to the workers in the industry, but chosen by and responsible to partners and directors or some other autocratic authority. Instead of the manager being the Minister or servant and the men the ultimate masters, the men are the servants and the manager and the external power behind him the master. Thus, while our governmental organisation is democratic in theory, and by the extension of education is continually becoming more so in practice, our industrial organisation is built upon a different basis.'' 
And very few legal thinkers have also noted the obvious. 
``The analogy between state and corporation has been congenial to American lawmakers, legislative and judicial. The shareholders were the electorate, the directors the legislature, enacting general policies and committing them to the officers for execution. . . . Shareholder democracy, so-called, is misconceived because the shareholders are not the governed of the corporation whose consent must be sought.'' 
Perhaps the public-private distinction somehow makes a difference? Does anyone think that the persons who have a de facto inalienable capacity for decision making in the public sphere suddenly morph into talking instruments in the private sphere? 
Since the answers are so blindingly obvious, the usual response is apparently to not think about it. “Responsible” thinkers just don’t go there. There are not only glass ceilings but glass walls that define the accepted corridors of thought. Responsible thinkers are equipped with uncanny radar so they can roar down the glass corridors of orthodox thought without ever getting close to the walls—all the while seeing themselves as brash free thinkers—even as social scientists— exploring the vast unknown. This radar-like instinct, inbred by the ambient society, constantly and almost unconsciously warns them away from the glass walls— away from irresponsible speculations (except perhaps in the pink of youth before ambient society has done its work) and down the avenues of safe, sane, sound, and serious research. 
Responsible thinkers can fall back on the consent or coercion framework. Democracy is government by the consent of the governed, and the employees give their consent to the employment contract, so where is the problem? Yesterday there indeed were inherent human rights violations by institutions based on coercion, but today we happily live in a liberal society where all the institutions are founded on consent. Yes, even today there probably are cases where workers are overworked, underpaid, and even perhaps coerced by their employers, and these abuses need to be corrected. But such acknowledged abuses do not amount to any inherent rights violation in the free and voluntary contract for the renting or, rather, the hiring of human beings. Such is the Happy Consciousness of today’s responsible liberal thinkers."

-David P. Ellerman

Sacrifice

Pour René Girard (La violence et le sacré, Fayard, 2010), le sacrifice est une façon de casser le cycle infernal de la violence, de la vengeance créée par la violence et des contre-vengeance qu'elle appelle.

En somme, c'est la violence sociale qui est canalisée par le sacrifice. La personne ou l'animal sacrifié n'a pas de lien avec le cycle de vengeance qu'il ou elle rompt et reste sans défense face au couteau sacrificateur.

Au fond, si l'électorat du FN choisit de sacrifier les pauvres, les étrangers, les immigrés pour conjurer ses souffrances, celui de la droite (Macron, LR ou PS) choisit de sacrifier les salariés, les retraités, les chômeurs, les rsastes, les employés, les fonctionnaires pour que la violence sociale puisse continuer comme avant, pour que les institutions européennes continuent leur travail de sape des conquis sociaux, pour que les alliances militaires et géo-politiques demeurent en l'état, etc. 

Et si on s'attaquait aux causes mêmes de la violence sociale, à ce qui nous réduit à être des serfs dans l'entreprise et dans l'économie? Cette violence, c'est celle de considérer comme "normal" que celles et ceux qui décident qui travaille, comment ils travaillent et pour faire quoi ne soient pas les travailleurs mais les propriétaires; cette violence, c'est de considérer les dégâts humains et environnementaux comme des externalités négligeables, c'est de considérer des millions de chômeurs, d'exclus, d'employés maltraité en Europe comme des facteurs négligeables.

Forcément, les facteurs se rebiffent. Ils ne peuvent subir cette violence d'être tenus pour quantité négligeable sans la détourner sur un sacrifice.

Mais la source même de la violence provoque ce besoin de sacrifice expiatoire. Cette source, c'est le mépris dans lequel les producteurs et les productrices européens sont tenus. C'est elle qui crée cette aspiration au sacrifice.

Pour autant, la messe n'est pas dite et il se pourrait que, un jour, on considère la souffrance en emploi ou au chômage pour ce qu'elle est

une violence inacceptable, brutale, stupide et criminelle.

Piaculaire

Se dit de ce qui a rapport à l'expiation, mais dans un sens plus large que la seule expiation des péchés. Durkheim utilise ce mot pour désigner les rites tribaux qui doivent racheter de mauvaises actions ou de mauvais sorts.

Les dettes au sens capitaliste s'inscrivent pleinement dans une logique piaculaire. Il s'agit, pour un privé ou pour un État endettés, d'organiser la production, les sacrifices, les discours et l'entéléchie communs autour de ce "rachat de mauvaises actions ou de mauvais sorts".



L'expiation des péchés antérieurs justifie alors des crimes, des sacrifices de sang. Graeber s'étonnait2 qu'une progressiste sincère jugeât normal de provoquer des milliers de morts faute de vaccin dans un pays pauvre puisque ce pays devait payer ses dettes.

L'emploi est également inscrit dans cette logique piaculaire: un employé est quelqu'un qui doit racheter son droit à vivre parce que lui-même ou ses ancêtres n'ont pas accumulé suffisamment de mérite. Pour racheter sa vie, l'employé doit la gagner auprès des puissances totémiques.

Les puissances totémiques piaculaires sont les propriétaires lucratifs, par délégation de la rationalité économique, c'est à eux que se paient les écots piaculaires, c'est à eux que se rachètent les droits à la vie et à la survie.

Les rites piaculaires employistes tournent autour de

- l'ascétisme (qui justifie les guerres contre le salaire dans le cadre de l'emploi piaculaire)

- la privation, le renoncement et l'interdit de certains gestes (l'ensemble de la socialisation des outils de production, en gros, correspond à un renoncement à la liberté de l'acte et à la construction de soi par l'acte du travail)

- la mutilation (de la liberté, du temps ou du corps: il est de bon ton de renoncer à des mesures de sécurité, de mettre sa santé en danger pour les employés pour faire montre de leur mérite à gagner leur vie)

Par contre, l'origine du mauvais sort qui frappe les employés, génération après génération, qui fait que plus ils travaillent, plus ils s'appauvrissent est facile à comprendre.

C'est l'ensemble des institutions de la propriété lucrative, de la pratique capitaliste de la valeur. Les rites piaculaires entretiennent donc, dans le cadre de l'emploi, la source du mauvais sort alors qu'il suffirait, pour se défaire de ce mauvais sort, de se défaire de la source de ce mauvais sort.



1 E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, CNRS, 2007.

2 Dans l'introduction à D. Graeber, Dette : 5000 ans d'histoire [« Debt: The First 5000 Years »], Les liens qui libèrent,

Le psittacisme

Le psittacisme est la maladie du perroquet. Soit il s'agit du fait de répéter la pensée d'autrui (éventuellement sans la comprendre)
et, dans le cas de la servilité employiste, on pense aussi bien à la répétition obsessionnelle du gloubi-boulga des propriétaires lucratifs servie par les laquais médiatiques ou politiques
soit il s'agit du fameux copier-coller bien connu de nos têtes blondes contemporaines à l’œuvre dès l'époque où la toile n'évoquait qu'un ménage mal tenu ou une arachnophobie
et, là encore, comment ne pas évoquer les études patronales reprises telles quelles dans les médias ou, pire encore, les articles de lois directement repris des lobbies employistes au parlement européen ou aux parlements nationaux
soit enfin le trouble du langage consistant à répéter des phrases sans les comprendre
et, de nouveau, cela nous renvoie à nos propres discours d'employés dominés et écrasés par la logique de l'emploi qui ânonnent, qui braient les discours des propriétaires lucratifs qui justifient leur position de pouvoir, qui asseyent leur hégémonie et ... notre position de larbin.
Ces troubles se croisent fréquemment chez les employés bien rémunérés, les cadres, par exemple, - qui peuvent avoir tendance, à tort, à s'identifier aux intérêts de leurs employeurs, pourtant peu soucieux de leur burn-out - mais se rencontre aussi chez les déqualifiés par l'emploi voire chez les chômeurs.

En toute circonstance, il faut conserver du respect et de l'écoute pour les gens atteints de psittacisme - et ne pas oublier qu'il y a des racisés qui justifient le racisme, des femmes qui justifient le machisme et des producteurs qui justifient le capitalisme.


Ça ne fait pas de ces gens des monstres. Ça en fait des gens comme les autres, ni meilleurs, ni pires. Mais les croyances au principe du psittacisme sont à la fois difficiles à faire évoluer - elles ressortissent à la religion et les croyants les ont chevillées au corps - et faciles à faire effondrer. Il "suffit", pour cela, d'avoir une autre pratique de la valeur et les oripeaux capitalistes, la stylisation plus ou moins élaborée de la domination brute s'effondre en un instant.

Ceci n'est pas un trou

L'officine de réflexion liée au syndicat socialiste belge a retrouvé la calculatrice du premier ministre et rappelle que la sécurité sociale, c'est efficace et bon marché. Une bonne nouvelle. Elle a aussi retrouvé les pages glorieuses des luttes ouvrières présentes et passées.



Nous nous en réjouissons. Mais il y a un aspect crucial de la sécurité sociale qui échappe encore et toujours au syndicat combatif: la sécurité sociale, c'est une manière de socialiser la valeur ajoutée, de créer de la valeur ajoutée sans employeur et sans propriétaire lucratif. C'est-à-dire que la sécurité sociale est un premier pas non à défendre mais à étendre et universaliser pour socialiser les outils de production - la socialisation des outils de production est un des piliers du socialisme dont se réclame ledit syndicat.

Le fait de socialiser la valeur ajoutée (salaires et investissements en se débarrassant des profits parasitaires), la propriété des outils de production, le fait que les producteurs récupèrent la direction et la décision sur leur travail, qu'ils décident ce qu'ils vont produire, comment et pourquoi, c'est nettement plus "socialiste" que défendre l'égalité, l'emploi ou la répartition des richesses - luttes honorables, s'il en est.
Mais l'honorabilité des luttes de ce syndicat devrait se doubler d'un objectif évident pour les précaires ou pour toutes celles et ceux qui sont maltraités par la gestion capitaliste des ressources humaines ou l'exclusion du chômage, celui de récupérer le temps, les machines, les bureaux, les vies, la production, la gestion de la production et, donc, la production de valeur.

Soyons réalistes, cessons d'accepter l'impossible, cessons de nous faire arracher ce qui est à nous, ce que nous produisons. Et vive la sociale!

Du droit

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Le droit, c'est l'ensemble des lois et des pratiques qui régissent, encadrent et affectent le vivre ensemble. C'est ce que Spinoza désigne par l'auto-affectation du corps social, c'est l'ensemble des principes par lesquels le corps social se contrôle en tout ou en partie.


Pour autant, les Lumières qui ont accouché de tous nos droits civiques, qui nous ont transformés en citoyen politique, nous ont laissés serfs dans l'entreprise.

Le droit comme guerre sociale


C'est une antienne connue et trop souvent vérifiée: la justice est une justice de classe. Si l'on se souvient du procès bidon des manifestants du Haymarket Square (des syndicalistes en lutte avaient été accusés, condamnés et exécutés pour un attentat sans aucune preuve), 

si l'on se souvient de la tolérance au XIXe siècle pour les coalitions patronales et de la répression impitoyable contre les syndicats ouvriers, 
si l'on se souvient de la sévérité des peines infligées aux travailleurs accusés d'avoir abîmé une chemise d'un contre-maître d'Air France et la mansuétude complice de la justice envers les patrons voleurs, envers les patrons fraudeurs, envers la fraude fiscale et l'"optimisation", 
si l'on se souvient du procès à charge de celui qui dénonçait les pratiques d'évasion fiscale au Luxembourg parce qu'il dénonçait ces délits
ou si l'on se souvient de l'impunité des policiers dans les quartiers et les ubuesques poursuites dont sont victimes les habitants desdits quartiers, 
on ne peut que souscrire à cette idée.



La justice a servi et sert souvent à diviser les producteurs et les productrices en lutte, elle sert souvent à casser leur combativité. C'est que, comme l'État a le monopole de la violence physique légitime, on craint son bras séculier qui a tendance à s'attaquer à des individus isolés. La justice censée être aveugle, la justice censée protéger se fait bras vengeur et auxiliaire de l'arbitraire du pouvoir.

Le droit comme dépassement du capitalisme

Quand les luttes ouvrières du dix-neuvième siècle et au-delà obtiennent
- une limitation de la durée légale du travail
- un encadrement des salaires, des barèmes, une qualification des postes de travail (puis des producteurs dans la fonction publique)
- une universalisation et une obligation des pratiques des caisses de secours ouvrier, de la sécurité sociale
- une définition des conditions de sécurité et de fonctionnement de l'entreprise,

elles limitent la propriété lucrative par l'avènement du droit social. Ce droit est le fruit d'un rapport de force, de luttes de classes. Il est sans cesse à construire dans la lutte sociale mais le fait même de son existence, le fait même que la propriété lucrative soit encadrée, limitée par le droit social, a été l'objet de débats et de combats homériques.

En ce sens, le droit comme obstacle à la propriété présente un intérêt potentiel énorme en terme de dépassement des institutions capitalistes1 par l'emploi puis de l'emploi par des institutions salariales2.



Globalement, le droit social comme limitation de la propriété lucrative se fait selon trois axes principaux:

  1. la création d'un statut du poste (l'emploi dépasse la vente de la force de travail) puis d'un statut de la personne, d'une qualification (la fonction publique dépasse l'emploi)
  2. l'encadrement des pratiques de travail concret dans l'entreprise, l'implication des producteurs dans les décisions et la création de normes de sécurité, de salaire et de pratique professionnelles font entrer le droit du travail dans l'entreprise
  3. la création de droits politiques du producteur dans la suite des caisses ouvrières de grève, de chômage ou de couverture santé par l'universalisation et l'obligation du salaire socialisé.

La hiérarchie du droit


Par ailleurs, l'enjeu de la hiérarchie des normes a clairement été posé lors de la malheureuse loi travail en 2016. Jusque là, les lois prévalaient sur les accords de branche et les accords de branche prévalaient sur les accords d'entreprise. Cette hiérarchie du droit permettait à une branche de faire mieux, d'obtenir davantage de droits que ce qui figurait dans la loi et à un collectif de travail de faire valoir davantage de droits que ce qui figurait dans l'accord sectoriel.

Source ici


Avec le renversement des normes (voir ici), ce sont les accords d'entreprise qui prévalent sur les accords de branche et les accords de branche qui prévalent sur les lois. Ceci met les producteurs dans un rapport de force au niveau de l'entreprise, ce qui les amène à se faire concurrence entre eux et à admettre des reculs du droit pour conserver leur poste de travail. Le chantage du chômage et l'asymétrie du rapport de subordination entre employé et employeur balaie les protections sociales du droit.

À terme, les emplois aidés et le recours au travail détaché obèrent les sources de financement des salaires socialisés.

Le travail-marchandise avant (ou après) le droit

Sur le marché des biens et des services, les choses s'échangent. On en discute le prix et une marchandise en surproduction voit sa valeur économique s'effondrer. Le fait que le capitalisme organise le travail abstrait, le travail socialement reconnu comme productif par un rapport de force des classes en présence, comme un marché du travail ou un marché de l'emploi et le fait que la valorisation du travail se fait par la quantité de temps, amène à vendre et à acheter le temps humain du travail, la force de travail, sur un marché comme on le fait des marchandises.

Cette façon de faire nie le fait qu'il ne s'agit pas de biens et de services mais de temps humain, mais de travailleurs. La négation de la spécificité humaine du travail et de la violence à mettre l'humain lui-même sur un marché est ce qui précède (ou suit) l'avènement du droit dans la sphère économique par les conquis de la lutte des classes. 



Avant le droit, cette violence se traduisait par le patron maître en son usine, maître pour faire travailler les enfants, les adultes sans conditions de sécurité, sans limitation de la durée de travail ou sans aménagement démocratique de la production. Cette propriété lucrative pure ramenait les ouvriers et les ouvrières à être de simples biens de consommation dont se servait l'employeur pour nourrir ses bénéfices.

Après le droit, dans l'infra-emploi, la violence du fait de ramener à un simple objet sur un étal les producteurs prend la forme de l'exploitation pseudo-moderne type Uber. Dans ce genre de mise sur un marché du temps humain, le producteur, la productrice est dépossédée de toute maîtrise de son temps, de toute décision sur la production (la moindre infraction aux règles est immédiatement sanctionnée par une suspension); l'employeur se défait de toutes ses obligations et achète le temps de celui ou celle qui le vend au moins cher dans une mise en concurrence perpétuelle des producteurs et des productrices.

Au-delà de l'emploi (Supiot)

Dans cet esprit mais avec une approche nettement juridique et sans prétendre dépasser l'emploi, Alain Supiot proposait un Au-delà de l'emploi dans son rapport à la Commission européenne3.

Il s'agit de fonder de nouveaux droits liés au travail, de nouveaux droits qui ne seraient pas inscrits dans l'emploi mais qui seraient attachés à la personne.

Sur base de la multiplicité des pratiques européennes, il constate
- une déconnexion du social et de l'économique par la proclamation de droits sociaux de l'individu déconnectés de l'économique, au niveau de la sécurité individuelle, de la dépendance ou du droit collectif.

- le développement d'une zone grise, entre formel et informel, entre travailleur dépendant et indépendant

et, au niveau européen, il propose
- de réaffirmer que la qualification juridique du travail n'est pas du ressort des parties [c'est-à-dire que le droit doit primer sur les accords d'entreprise]

-  d'élargir la notion de droit social pour englober toutes les formes de travail pour autrui

ce qui implique de
- définir la notion de travailleur salarié de manière commune (au niveau de l'Europe, donc)

- de maintenir le pouvoir de requalification du contrat de travail par le juge

- de consolider un statut spécifique de l'entreprise d'intérim, de développer la notion de coresponsabilité des employeurs

- d'appliquer certains aspects du droit à des travailleurs qui ne sont ni salariés ni entrepreneurs
Par ailleurs, il constate que le modèle fordiste, professionnel et fixiste, n'est plus applicable. Il propose donc

- de garantir une stabilité de trajectoire et plus une stabilité d'emploi

- de construire un statut professionnel détaché de l'emploi et lié au travail, à une obligation volontairement souscrite ou légalement imposée à titre onéreux ou gratuit, attaché à un statut ou à un contrat: il s'agit de réunir les garanties liées à l'emploi, le droit du travail lié à l'activité indépendante ou dépendante (sécurité, hygiène ...) et les droits liés au travail non professionnel (droit à la formation, charge d'autrui ...).

Il faut en outre développer une concertation double, celle du conseil d'entreprise et celle des représentations syndicales. Et développer les droits sociaux au niveau communautaire et élargir les droits liés au travail en élargissant la définition du travail [on imagine en ne le limitant plus à la valorisation du capital d'un propriétaire lucratif par la vente de la force de travail].

Pour émanciper le travail (Friot)

Pour continuer les avancées obtenues par la lutte des classes, pour approfondir ce que les productrices et les producteurs ont obtenu par leurs propres pratiques de l'économie, on peut dégager quelques éléments. Pour résumer Émanciper le travail de Bernard Friot4:
- on peut attribuer un statut à la personne, un statut de producteur irrévocable

- on peut remplacer la propriété lucrative des actionnaires par la propriété d'usage des productrices et des producteurs. Celles et ceux qui font tourner l'outil de production en disposent (éventuellement en concertation avec des instances politiques concernées)
mais, si l'on envisage un salaire à vie, au niveau du droit, il paraît clair que certaines évolutions doivent s'envisager:
- on peut faire entrer le droit dans la propriété d'usage des entreprises - qu'il s'agisse de la gestion de la carrière salariales des producteurs, qu'il s'agisse des normes de sécurité ou qu'il s'agisse de temps de travail

- on peut introduire du droit salarial dans les relations commerciales avec les partenaires économiques étrangers, en développant une sécurité sociale d'outre-mer, par exemple, par le truchement de cotisations sur les produits importés (voir ici)
En tout état de cause, il apparaît que l'émancipation, la mise hors tutelle des propriétaires lucratifs, de l'économie ne passe pas par une atrophie du droit mais bien par son développement. Sur des bases salariales. Mais ce développement interroge et met en cause une notion fondamentale en droit, celle de la propriété.

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1 Les institutions capitalistes identifiées par Bernard Friot sont: 1) la mesure de la valeur par le temps de travail 2) le marché du travail 3) le crédit 4) la propriété lucrative

2 Bernard Friot identifie les institutions salariales comme 1) la qualification à la personne 2) le salaire à la qualification 3) la mesure de la valeur par la qualification

3 Alain Supiot, Au-delà de l'emploi, Flammarion, 2016. Les mesures que préconise le groupe de travail dirigé par Alain Supiot se trouvent dans la conclusion du livre pp. 287-304.

4 Bernard Friot, Émanciper le travail, La Dispute, 2014.  

Nous

Quand nous nous sommes intitulés “plateforme contre l’emploi” il y a quelques années maintenant, nous nous opposions à l’unanimisme des discours syndicaux et politiques réclamant de l’emploi ... à tout prix. Ces discours plaçaient les militants intellectuels, syndicaux et politiques sur la défensive et, à force de demander, de prier, d’exiger, de supplier de l’emploi, ils se trouvaient en situation de faire de plus en plus en compromis, d’admettre de plus en plus de reculs ... au nom de l’emploi.

La notion-même d'emploi servait de mouroir politique à toutes les idéologies à ambition émancipatrice ou libératrice. Comment, en effet, se battre pour une libération quelconque tout en appelant des militants, des membres, des adhérents à brader leur liberté sur un marché de l'emploi, à soumettre leurs actes productifs au bon vouloir d'un propriétaire, à sa rapacité? Comment réclamer le grand soir ou la libération des forces productives dans les discours et, en même temps, appeler à se vendre à des gens qui vont faire des profits? Comment, enfin, appeler à la désobéissance, à l'intégrité morale ou philosophique alors que l'on réclame de la servitude contrainte par la nécessité, par les privations, par la dépossession permanente du temps et des richesses produites?

Mais aujourd’hui, on constate que les employeurs veulent se débarrasser de leurs obligations d’employeurs, ils veulent revenir à une situation de pratique nue du travail capitaliste; celle où le travail est considérée comme une simple valeur d’échange, comme un simple bien ou produit. L’emploi a été une avancée considérable par rapport à cette pratique nue de la valeur capitaliste. Il a permis - au prix de combats héroïques - de produire du droit dans le travail, d’encadrer et de limiter la pratique capitaliste de la valeur. Les enfants ont été retirés des usines, les ouvriers ont pu profiter de leur loisir. Le droit est venu encadrer les salaires puis la sécurité sociale, en universalisant et en rendant obligatoires les pratiques ouvrières clandestines antérieures, il a permis de quitter la sauvagerie des rapports de force capitalistes et de commencer à produire autrement.
Aujourd’hui, c’est cette civilisation de l’emploi qui est mise en cause par l’infra-emploi, par la négation des droits acquis durement par les productrices et les producteurs, par l’ubérisation des productrices et des producteurs.
Mais l’emploi n’est pas une fin, ne doit pas être une fin. Ce qui est une fin, c’est l’élan qui a transformé l’exploitation sauvage en droit professionnel, le capitalisme universel en pratique salariale de la valeur.
L’emploi a été un progrès extraordinaire arraché par la lutte mais il doit être dépassé par le haut. La souffrance des employés privés de sens au travail et de décision sur leurs actes de producteurs, la souffrance de l’exclusion des chômeurs ou de l’insécurité subie par les précaires plus ou moins ubérisés l’imposent. Le dépassement de l’emploi est déjà-là, dans les salaires des retraités produits sans employeurs, dans les salaires des chômeurs libres de travailler de manière choisie, dans la qualification à la personne des fonctionnaires.
Nous ne voulons pas être des êtres de besoin à qui l’on fait l’aumône d’une petite partie des richesses que nous produisons. Nous sommes des êtres libres, irréductiblement libres, irréductiblement frères et sœurs. Nous nous battons pour la reconnaissance de cette liberté, pour son exercice par la maîtrise de la production économique sans propriétaire lucratifs.
C’est le sens de ce changement d’intitulé de cette page que l’époque impose. Les mots changent mais pas la ligne. Simplement, à l’heure où l’on nous menace de reculer dans l’infra-emploi ubérisé, nous ne voulons pas pire que l’emploi, nous voulons mieux. Beaucoup mieux: nous voulons construire un monde, nous construisons un monde.

Handicap salarial

En Belgique, on nous parle de "handicap salarial" en nous disant qu'il faut baisser les salaires individualisés et communs.

Ce n'est pas une affirmation mais une opération de propagande. Les salaires (qu'ils soient individualisés ou qu'ils restent socialisés par la sécurité sociale ou par les impôts) ne sont pas un handicap, un coût. C'est une richesse et commune et individuelle.

On voudrait nous faire croire que, en baissant les salaires, on crée plus de valeur, on devient plus "compétitifs".

C'est là aussi non une affirmation mais une opération de propagande. On crée moins de valeur ajoutée quand on baisse les salaires puisque les salaires sont une des composantes de la valeur ajoutée et on ne devient pas plus compétitifs puisque les pays à bas salaires sont les moins productifs du point de vue des propriétaires lucratifs (les productrices et les producteurs de logiciels informatiques dans la Silicone Valley rapportent davantage que leurs collègues des sweat shops chinois alors que les salaires des premiers est infiniment plus élevé; les investisseurs mettent infiniment plus d'argent dans des pays à hauts salaires, etc.).

Alors pourquoi ces opérations de propagande?

Pour faire pression sur les salaires. Pour réduire la part relative des salaires dans la valeur ajoutée - et augmenter la part relative des profits dans la valeur ajoutée. Pour que les salariés en emploi ou hors emploi se sentent coupables, rasent les murs. Derrière la propagande, il y a un pouvoir qui tend à l'hégémonie, à la domination culturelle chez celles et ceux qui le subissent.

Alors que notre prospérité à chacun est notre prospérité à tous, alors que les profits, les investisseurs et les employeurs sont inutiles à la production, alors que la logique de l'emploi et du profit nous maltraitent parce que nous les avons intériorisées, parce que nous nous sentons coupables de nos salaires.

Cette propagande permet d'éviter ces questions ... au nom de l'emploi, bien sûr.

La condition ouvrière (II) - le paupérisme

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En termes politiques, parler de pauvres permet de ne pas parler de classes. En ce sens, ce concept est un mouroir politique et il permet, en outre, d'évoquer une légitime urgence. Mouroir politique et stratégie du choc.

Mais ce concept et la façon tour à tour paternaliste et calomnieuse dont il est utilisé permet d'évacuer la question de la distribution des ressources et de leur accès. Il permet de ne pas interroger la violence sociale qui condamne des gens à une existence misérable alors qu'il  y en a qui se gavent.

Pour cet article sur le paupérisme, nous allons suivre le travail de Jean Neuville sur la classe dangereuse du XIXe, les ouvriers. Il a procédé à une récollection de documents historiques retraçant la perception bourgeoise de cette classe et sa construction dans les consciences bien-pensantes.

Mendiants au moyen-âge, ouvrier lors de la révolution industrielle, chômeurs ou "minimexés, rsastes" ou banlieusards, jeunes, aujourd'hui, la figure de la classe dangereuse dans les beaux salons a évolué.

Mais les préjugés de classe et le mépris arrogant de le domination sûre d'elle n'ont pas bougé d'un iota ... depuis le quatrième siècle.

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Source: Jean Neuville dans La condition ouvrière au XIXe siècle, tome 2, L'ouvrier suspect, Éditions vie ouvrière, Bruxelles, 1977, parle de la posture de la bourgeoisie catholique envers les ouvriers.

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1. Les bons pauvres et les mauvais pauvres

Si une prédilection pour la "vertu" de pauvreté et une grande attention vis-à-vis du pauvre - "membre souffrant du Christ" sur terre - sont caractéristiques du Moyen-Âge, il y a aussi, le traversant de part en part, une constante: la distinction entre le vrai pauvre et le faux. Distinction généralement fondée sur la validité ou l'invalidité du pauvre; celui qui est valide est un fainéant, ne méritant aucune considération.
Cette position renvoie aux néolibéraux qui soupçonnent les invalides "d'abuser", qui réclament des contrôles pour bien vérifier qu'ils sont invalides, pour vérifier que ce sont de "bons pauvres".
parmi [les mendiants] que l'on reconnaîtrait comme valides, l'esclave fugitif serait rendu à son maître, l'homme libre astreint au colonat à perpétuité au profit de celui qui l'aurait découvert. Au souci de purger la capitale se joignait celui de renforcer la main-d’œuvre rurale et notamment la main-d’œuvre assujettie que manifestent plusieurs lois de la fin du IVe siècle.
Source de Neuville: Evelyn Patlangean, La pauvreté byzantine au VIe siècle au temps de Justinien: aux origines d'un modèle politique, La Sorbonne, Série Études, Tome 8, p. 69.

Nous voilà rassurés: Deblock, la ministre de la santé belge actuelle, est parfaitement en phase avec Justinien. Les esclaves n'ont qu'à bien se tenir.
Mais la crainte du "mauvais pauvre" se doublait d'une aversion pour l'oisiveté et d'une condamnation sans appel non de la pauvreté et de ce qui la génère mais ... des pauvres eux-mêmes. Neuville cite Vives (De subventione pauperum, 1525).
Parfois [les pauvres] dédaignent l'aumône qu'on leur donne, si elle n'est pas aussi importante qu'ils le désirent; ils la repoussent d'un air fâché et contrarié et avec des paroles injurieuses. L'aumône reçue, ils se rient et se moquent de ceux qui la donnèrent, tant ils sont éloigné de prier Dieu pour ceux-ci.
Bref, le paupérisme et la charité expriment un mépris de classe. Le pauvre ne mérite pas son argent, il est indigne de le gagner et ne méritent pas la réussite. En filigrane, si le pauvre ne mérite pas son argent, le riche, lui, le mérite et a beaucoup de mérite à faire l'aumône.



2. Les clichés sur les pauvres


Tous les clichés contre les pauvres tendent à prouver que les riches ne sont pour rien dans la pauvreté des pauvres, qu'ils la méritent, et qu'il ne faut surtout pas éradiquer la misère (ça viderait les usines). Parmi les clichés utilisés contre les pauvres, depuis la fin de l'antiquité jusqu'aux discours employistes actuels, on a

1. Les pauvres sont dangereux

Citations de Neuville:
Le vagabond était classé avec les truands, trouwanten, ribaulx, dans les non surcéants ou non domiciliés, "c'est-à-dire les gens valides, mendiant par paresse ou exerçant une industrie suspecte, qui n'avaient pas de demeure fixe et qui erraient d'habitude de lieu en lieu. Ces gens qui n'avaient aucune assiette dans la société et qui ne lui offrait aucune garantie, étaient traités par elle en suspect sinon en ennemis. Ils ne jouissaient d'aucune garantie légale ni en matière d'administration ni en matière de juridiction. Ils étaient en tout et pour tout abandonnés à l'action discrétionnaire des princes, de leurs agents, des seigneurs justiciers, des communes ..."
Source de Neuville: Ed. Poulet, Origine ..., Tome 1, n° 941.

C'est beau comme Valls qui parle des Roms ou Sarkozy qui parle des banlieues ... rien de neuf sous le soleil donc, le danger, c'est le pauvre.

2. Les pauvres sont coupables de leur pauvreté. 

Ah! les salauds de pauvres, décidément. En version néo-libérale, cela donne: les chômeurs sont au chômage de leur faute, parce qu'ils ne cherchent pas vraiment d'emploi et peu importe que les conditions d'emploi soient indignes et la condition de se vendre à vil prix à un maître pour une méchante monnaie.

D'autres [pauvres], oisifs, se font une profession de leurs maux, pour la douceur que leur procure le profit [on croirait un discours du FN sur les rsastes!]. Ils ne veulent de nulle manière changer leur mode d'acquérir de l'argent. Et si quelqu'un veut les sortir de leur état de mendicité, ils ne mettent pas moins d'ardeur à s'en défendre que d'autres à garantir leurs richesses. Et ainsi, tout en étant déjà  riches, quoique secrètement [les pauvres sont riches: le fameux mythe des millionnaires avec les allocations familiales existait déjà!], ils demandent encore l'aumône et la reçoivent de ceux auxquels, à meilleur escient, ils devraient la donner.
Source de Neuville: Vives, De subventione pauperum, mars 1525, traduction par R. A. Casanova, pp. 89 sqq.

L'argument est toujours aussi simpliste à travers les siècles: les pauvres ne sont en fait pas pauvres puisqu'ils profitent, il ne faut donc surtout pas les aider. CQFD et, du coup, les riches peuvent être riches sans se poser de question.

3. Les pauvres sont des fainéants et des profiteurs. 

Les riches sont déjà bien gentils de tolérer que les pauvres se laissent dépouiller par eux.

C'est connu, les pauvres crachent à la figure des gentils riches - qui n'y sont bien sûr pour rien dans la pauvreté des pauvres (la charité s'exerce toujours des riches vers les pauvres sans que personne ne se demande pourquoi les pauvres sont pauvres) ... Les pauvres (ou les rsastes, aujourd'hui, ou les travailleurs pauvres qui ne peuvent se payer des chemises) méritent bien leur sort (je résume) et ils sont méchants et incapables. Mais ce n'est pas fini. Les pauvres achètent des écrans géants, c'est bien connu:
Les uns cachent avec une avarice incroyable ce qu'ils recueillent et ne le révèlent pas à leur mort pour qu'on en puisse usage en leur faveur.
D'autres, avec une ostentation et une prodigalité détestable, consomment désordonnément ce qu'ils acquièrent, en repas splendides tels que n'en font pas chez eux les citoyens opulents. Ils gaspillent plus aisément une pièce d'or en chapons et poissons délicats ou en vins généreux que les riches une pièce de cuivre. Ce n'est pas sans raison que l'on a dit que ces pauvres mendient pour le gargotier et non pour eux. Et cela provient de l'assurance où ils sont de trouver demain autant d'argent qu'ils en dépensent et avec la même facilité.
4. Les pauvres dépensent mal leur argent.

Antienne rabâchée parmi toutes, celle-ci, en version moderne, nourrit, par exemple, l'idée que les pauvres sont suréquipés en gadgets high-tech ou encore que les migrants ont des téléphones derniers cri.
D'autres avec une ostentation et une prodigalité détestable, consomment désordonnément ce qu'ils acquièrent, en repas splendides tels que n'en font pas chez eux les citoyens opulents [il s'agit d'un texte du XVIe, donc, une époque ou les disettes et les épidémies ramenait l'espérance de vie des pauvres en-dessous de celle de l'âge de pierre]. Ils gaspillent plus aisément une pièce d'or que les riches une pièce de cuivre. Ce n'est pas sans raison que l'on a dit que ces pauvres mendient pour le gargotier et non pour eux.

Source de Neuville: Vives, De subventione pauperum, mars 1525, traduction par R. A. Casanova, pp. 89 sqq.


5. Il faut mettre les pauvres au travail

Les capitalistes et les industriels aiment les pauvres. Au début de l'ère industrielle, on les a progressivement enfermés dans des asiles, des working house, des camps de travail. Aux États-Unis, le recours à la main-d'oeuvre en prison se fait à échelle industrielle, aux Pays-Bas et dans certains département français, on parle de faire travailler les pauvres qui reçoivent des allocations sociale. Un service de travail obligatoire malheureusement, les actionnaires ne bénéficient pas des sollicitudes du paupérisme.

On ne permettra pas même aux aveugles d'être ou d'aller oisifs: il y a beaucoup de choses en lesquelles ils peuvent s'exercer (...) que d'autres fassent mouvoir des tours ou rouages; que d'autres travaillent dans les pressoirs, aidant à manœuvrer les presses; que d'autres s'évertuent au soufflet dans les ateliers des forgerons (...) aux malades et aux vieillards, que l'on donne aussi des choses faciles à travailler, selon leur âge et leur santé; nul n'est invalide au point que les forces lui manquent entièrement pour faire quoi que ce soit. (...) aux infortunés qui demeurent chez eux, il faut procurer de l'ouvrage ou de l'occupation aux travaux publics: il ne manquera pas de quoi leur donner à travailler pour les autres citoyens [puis, faudrait pas qu'on les paie en plus].
Source de Neuville: Vives, op. cit.


3. La posture du paupérisme


Derrière ces fadaises que nous ressassent encore les politiciens réactionnaires, se cache le vol des pauvres par les riches. Ce vol tient aux institutions de la propriété qui permettent à quelques uns de s'emparer du fruit du travail du grand nombre et de s'accaparer les richesses. En fait, les discours de racisme de classe tenus contre les pauvres - depuis le Moyen-Âge jusqu'à Fillon ou Macron - tendent, en stigmatisant les gens qui sont manifestement les victimes d'un vol, le vol des communs et du droit d'accès aux ressources communes, dédouane les propriétaires de toute responsabilité et leur attribue une essence supérieure, plus digne, plus noble.

La charité dédouane le riche voleur et charge le pauvre volé sous de creux discours moraux.

Rien de neuf sous le soleil chez les "modernes", chez les De Block qui entendent vérifier que les pauvres sont "des bons pauvres qui en ont vraiment besoin", chez les Sarkozy effrayés par l'oisiveté, chez les Macron-Fillon, pères la rigueur pour les nécessiteux (qui dépensent forcément mal leur argent) et pères Noël pour les classes prédatrices.

Le revenu de base pousse cette idée au bout: on ne peut donner qu'aux seuls pauvres (ce serait leur attribuer un "mérite" qu'ils n'ont pas). Il faut donc donner à tous. Et cela permet, comme au Moyen-Âge et comme au XIXe siècle, d'assumer les devoirs de l'employeur à sa place. C'est la technique Walmart, c'est la technique du Speenhamland Act (voir à la fin de l'article ici), c'est la technique du revenu de base.

Citation de Neuville:
J'ai dit encore que les industriels aiment mieux ajouter au salaire un secours qu'un suppléments, parce qu'on peut interrompre le système de secours, tandis que le salaire, une fois haussé, est difficile à baisser. Ce système change l'ouvrier en indigent et charge la charité de ce qu'elle n'est pas destinée à  supporter. (...) je ne crains pas d'être démenti en affirmant que les salaires ne suivent les subsistances  que comme la justice suit le crime, pede claudo, d'un pied boîteux. On met ainsi à la charge de la charité des gens qui ne devraient pas y être.

source de Neuville: Intervention de Charles Perin à l'Assemblée [patronale] de Malines en 1863.



Il s'agit de faire peser sur les classes moyennes la charge des pauvres réduits à des êtres de besoin et de permettre aux capitalistes d'accumuler à l'infini.

Mais cette technique, en opposant les producteurs réduits à l'état de nécessiteux et les producteurs de la classe moyenne porte en elle un danger. Elle peut amener la société à l'explosion ou à la guerre civile, à des bandes de pillards (comme les Pastoureaux), à des jacqueries ou à des pogroms contre les pauvres.