Le salaire est un investissement

En Belgique, pendant la seconde guerre mondiale, sous l'égide de Henri Fuss (ici), des négociations se sont déroulées entre les différents acteurs sociaux pour créer une sécurité sociale unifiée. Il y avait les syndicats, chrétiens et socialistes et le patronat, chrétien ou libre-penseur. 

Ces différents négociateurs avaient tous mis sur pied des caisses pour couvrir certains risques dès le milieu du 19e siècle (ici).
- les caisses de secours ouvrières, souvent des caisses de femmes, ancêtres des mutuelles, couvrent les risques de santé, financent des primes d'accouchement et, parfois, des frais funéraires, elles sont sectorielles et sont alimentées et gérées par les ouvrières elles-mêmes

- les caisses de grève sont les ancêtres des syndicats (en tant qu'organismes d'indemnisation de grève ou de chômage). Elles sont gérées et financées par les ouvriers eux-mêmes

- les caisses de prévoyance patronales sont gérées et alimentées par les patrons, elles assurent des indemnités pension et maladies professionnelles.

Par ailleurs, en 1936, au terme d'une grève dure, les ouvriers avaient obtenu un embryon de sécurité sociale avec les congés payés et les allocations familiales (ici).

C'est dire que les différents partenaires ont tous dû lâcher du lest lors de la création de la sécurité sociale pendant les négociations menée sous l'égide de Fuss puisqu'ils ont vus leurs caisses leur échapper:
les patrons, les ouvriers, les ouvrières et l'État ont tous perdu le pouvoir de décision et de gestion de leurs différentes caisses mais cette perte a été compensée par la participation à la gestion de la caisse unique
Cette caisse unique de sécurité sociale a été massivement alimentée alors que les salaires augmentaient eux aussi. Dans le contexte de l'après guerre, les différents acteurs ont accepté d'être dépossédés de leurs caisses respectives et d'augmenter les taux de cotisation parce que le salaire sous ses formes socialisées était perçu par tous comme un gigantesque investissement, comme une façon de reconstruire un pays ruiné par la guerre et l'occupation. Cet investissement a eu des effets radicaux et immédiat: il a permis la reconstruction d'un pays amputé d'une partie de sa population active par la guerre en un temps très réduit.

Cette acceptation de cette réalité économique - sous l'égide d'un spécialiste international du chômage - fait aujourd'hui rêver tant cette réalité simple semble devoir être répétée non seulement dans le camp des employeurs et des actionnaires mais aussi dans le camp des syndicats de travailleurs ou des progressistes:
  1. le salaire est un investissement
  2. le plus grand investissement à la Libération a été consenti sous forme de salaires socialisés
  3. cet investissement a été couronné de succès économiquement parlant
  4. il a été accepté comme tel par l'ensemble des acteurs économiques (syndicats de productrices et de producteur, patronat et gouvernement) dans un modèle de cogestion
  5. l'ensemble des politiques s'attaquant aux salaires socialisés et aux salaires individualisés n'a produit aucune prospérité, n'a nullement résorbé le chômage, n'a permis d'entreprendre aucun projet politique ou économique d'envergure
 
Source: Wikipédia
Ces réalités simples doivent être rappelées à l'heure où les politiques austéritaires de guerre contre les salaires socialisés et individualisés font sombrer dans la crise l'ensemble du continent européen (d'ailleurs, à l'instant où le Portugal se démarque de ces politiques anti-salariales, il se démarque aussi du marasme économique continental).
Les salaires socialisés ne sont pas des coûts. Ils sont une création de richesse, une forme d'investissement formidable. Faute de comprendre ce truisme, l'ensemble des productrices et des producteurs se condamne à l'impuissance.

Par contre, la propriété lucrative, elle, demeure un coût et pour les productrices et les producteurs et pour la société ... mais nous en avons déjà parlé.

Éloge du conflit

La guerre contre le salaire en cours prend deux visages:
1 celui de la négation directe du salaire - qu'il soit individualisé pour l'employé ou qu'il demeure social pour les prestataires de la sécurité sociale ou pour les vacanciers
2 celui de la négation de la pratique salariale comme droit politique, comme reconnaissance juridique d'une citoyenneté dans l'économique
Cette guerre fait rage en Europe, aux États-Unis et dans une partie de l'Amérique latine. Elle marque le pas en Europe centrale, en Chine ou dans une partie de l'Amérique latine.
Ce qui se joue en France dépasse - et de loin - les enjeux hexagonaux. C'est l'ensemble de la façade occidentale du continent qui peut, sur une résistance efficace, sur une force de proposition, sur une vision du monde alternative basculer et changer de dynamique.

Nous pouvons non seulement revendiquer et imaginer une pratique salariale de la valeur, une pratique de la citoyenneté économique et du salaire comme droit mais aussi inventer ladite pratique.

Nous pouvons nous passer d'employeur et d'investisseur car l'économie, c'est nous. Eux ne sont rien que des êtres de papier gardés par la peur.

Nous pouvons nous passer de la médiocrité comptable d'un quelconque Michel, Renzi, Rajoy, Schröder, Blair ou Macron parce que la société, c'est nous. Eux ne sont rien que des êtres de papier gardés par la peur.

Nous pouvons nous reconnaître comme êtres de droit économiques et politiques parce que ce qui est à la base de la reconnaissance du droit, c'est nous.

Suggestion d'expérience

Juste comme ça, en y réfléchissant ...

Si l'on admet que la lutte des classes a conquis notamment deux formes de reconnaissance,
- le salaire comme rétribution d'une qualification (d'un poste ou, mieux, d'une personne) et l'investissement par subvention

- le code du travail comme ensemble d'inscriptions du droit personnel limitant le droit commercial de propriété lucrative (limitation du temps de travail, encadrement des conditions de travail et définitions des droits salariaux y afférents - retraite, vacances, chômage ou santé)
et que cette lutte a été le fait d'un sujet social agissant, les productrices et les producteurs,

on peut imaginer s'attribuer à nous-mêmes, en tant que producteurs et productrices, une reconnaissance de qualification et de droit à la personne.


L'expérience de pensée que je vous propose est la suivante
si l'ensemble des membres d'un groupe donné définis comme producteurs s'attribuent par création monétaire un salaire à la qualification personnelle - un peu comme une monnaie locale qui serait distribuée à toutes et à tous sous forme de reconnaissance de la qualification personnelle

si l'ensemble des membres de ce groupe contribue à la solvabilisation des salaires à vie de chacun en proposant des marchandises à prix (en monnaie créée, donc) à l'ensemble du groupe

si ces marchandises à prix abondent des caisses de salaire (dont le montant est reversé à l'ensemble des membres du groupe) et des caisses d'investissement (qui permettent la production de marchandises à prix)
alors, un groupe quelconque peut attribuer un salaire à vie à chacun de ses membres sur base d'une monnaie qu'il crée. La valeur de ce salaire à vie sera fonction de la production de marchandises à prix de tous et toutes et de la contribution de chacun et chacune.

Cette expérience - que je vous invite à réfléchir, à peaufiner, à expérimenter à votre échelle - est susceptible
- de ne pas pouvoir créer grand chose dans un premier temps (le salaire à vie sera alors un salaire papier)

- d'élargir les capacités de production et de consommation collectives

- de faire émerger les questions de la nature de la production de chacun, de la nature des besoins, de la gestion des contraintes, des investissements

- de créer non seulement un sujet collectif révolutionnaire en soi puisque les membres du groupes dans une démarche de salaire à vie par création monétaire dépendent de fait les uns des autres et qu'ils sont forts les uns des autres mais aussi un sujet révolutionnaire pour soi puisque l'ensemble de la question économique deviendra, du fait de la démocratisation de l'économie, une question politique.
À grande échelle, c'est tout de même notre travail à chacun et à chacune qui solvabilise la monnaie. Il s'agit de passer le pas, de se reconnaître comme créateur de valeur économique et de le faire selon nos modalités propres, à savoir une reconnaissance de chaque personne comme producteur, un investissement par subvention (sans remboursement, donc) et une inclusion de l'économique dans le politique.

Si cette expérience devait fonctionner à une échelle donnée, elle ferait tache d'huile et serait susceptible d'imposer une nouvelle pratique de l'économie, plus humaine, plus efficace, plus écologique, plus démocratique, une pratique salariale de l'économie qui pourrait nous débarrasser en fait si ce n'est en droit des pratiques archaïques de la propriété lucrative et de l'emploi (ou de l'infraemploi). 

Cette expérience rend inutile toute négociation ou toute revendication: elle ouvre à l'action et à la révélation de ce qui est déjà-là en puissance.

Règles (en attendant de faire mieux) de la reconnaissance salariale:

  • la monnaie commune créée comme reconnaissance salariale sera appelée le thaler
  •  à chacun et à chacune est attribué un salaire inconditionnel de 15 thalers chaque mois. Cette somme correspond à la facturation de quinze heures de travail. Elle pourra être portée à quinze salariaux par semaine ou davantage selon la quantité de marchandises à prix qui viennent rendre la monnaie solvable
  • les prix sont déterminés par: le nombre d'heures de travail (en salariaux) + les investissements consentis pour la production du bien ou du service vendu X 1,2 (cette formule doit être affinée à l'usage et selon les résultats de l'expérience)
  • tous les membres participants sont invités à abonder la caisse commune en facturant les marchandises à prix, les biens et les services qu'ils, qu'elles produisent seulEs ou en collectif de production et en détruisant la quantité de monnaie créée correspondant au prix de la marchandise chez le producteur, chez la productrice auquel ils vendent la marchandise à prix
ex: je produis un massage d'une heure et demie, je le facture un salarial et demi à celle ou celui que je masse. Pour vendre, pour signifier l'achat, l'acheteur et moi supprimons un salarial et demi sur son compte
  • les membres participants sont dits producteurs et productrices. Ils, elles décident ensemble des règles du jeu, discutent des choix économique et de la modification des règles du jeu ou de leur permanence, abondent la caisse commune par destruction de monnaie salariale créée 
  • les producteurs en salaire à vie ont une importance cruciale pour produire des marchandises à prix, biens ou services, mais tous et toutes peuvent participer à la production
  • la richesse collective et la fiabilité du système dépend de l'implication de l'ensemble des producteurs et productrices impliqués mais le bénéfice du salaire reste individuel
  • l'expérience peut être internationale, transgénérationnelle, elle peut s'étendre à des personnes de différentes confessions, convictions, ethnies ou langues
  • l'ensemble des producteurs et productrices est dit souverain sur l'ensemble des choix économiques, sur l'attribution des investissements, sur l'attribution d'éventuelles échelles de salaire et sur le montant des salaires à vie

  • l'idée de l'expérience, c'est de faire tache d'huile, c'est de rendre le modèle économique salarial économiquement viable, politiquement pertinent et politiquement révolutionnaire. L'expérience a vocation a devenir universelle mais la participation à l'expérience se fait sur une base volontaire, non contrainte
  • l'expérience vise à se passer d'investisseurs, de propriétaires lucratifs mais elle peut reconnaître la propriété privée (y compris des moyens de production) à condition qu'elle soit strictement limitée à une propriété d'usage: les usagers de l'outil de production en décident l'affectation
  • l'expérience vise à démocratiser l'économie. Si elle devait amener à un effet opposé, elle perdrait son sens et son intérêt.