La condition ouvrière

Un petit extrait de la philosophe (à ne pas confondre avec la femme politique) qui a eu l’ambition de penser le travail dans le cadre capitaliste. Curieusement l’exploitation en vigueur à l’époque rappelle furieusement les techniques les plus modernes de management.
L’extrait résume le monde de l’emploi en termes poignants. La philosophe s’est essayée à l’usine, dans des années trente que hante un chômage de masse ...
Il y a deux facteurs dans cet esclavage: la vitesse et les ordres. La vitesse: pour “y arriver” il faut répéter mouvement après mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut en se mettant devant sa machine tuer son âme pour huit heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi, irritation, tristesse ou dégoût: ils ralentiraient la cadence. Et la joie de même. Les ordres: depuis qu’on pointe en entrant jusqu’à ce qu’on pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir n’importe quel ordre. Et toujours, il faut se taire et obéir. L’ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable; ou bien deux chefs donner des ordres contradictoires; ça ne fait rien: se taire et plier. Adresser la parole à un chef - même pour une chose indispensable - c’est toujours, même si c’est un brave type (même les braves types ont des mouvements d’humeur) s’exposer à se faire rabrouer; et quand ça arrive, il faut encore se taire. Quant à ses propres accès d’énervement et de mauvaise humeur, il faut les ravaler; ils ne peuvent se traduire ni en paroles ni en gestes, car les gestes sont à chaque instant déterminés par le travail. Cette situation fait que la pensée se recroqueville, se rétracte, comme la chair se rétracte devant un bistouri. On ne peut pas être “conscient”. 
Tout ça, c’est pour le travail non qualifié, bien entendu. (Surtout celui des femmes). 
Et à travers tout ça un sourire, une parole de bonté, un instant de contact humain ont plus de valeur que les amitiés les plus dévouées parmi les privilégiés grands ou petits. Là seulement on sait ce que c’est que la fraternité humaine. Mais il y en a peu, très peu. Le plus souvent, les rapports même entre camarades reflètent la dureté qui domine tout là-dedans.
Simone Weil, La Condition ouvrière, Gallimard, 2002, pp.60-61.

Socialisme ou barbarie?

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En regardant récemment un reportage d'Al Jezira sur l'esclavage en Angleterre1, une réalité s'est imposée à l'esprit. Indépendamment des choix éditoriaux de la chaîne qatarie peu portés à interroger les pratiques en la matière dans les pays du Golfe, des calculs politiques plus ou moins tordus qui peuvent présider au choix du cadre, il m'apparaissait comme une évidence que tous les esclaves dont il était question dans ce reportage étaient des employés forcés, non rémunérés, c'est-à-dire des esclaves qui travaillaient pour produire des marchandises à prix, des biens ou des services – en l'occurrence, dans le reportage, du cannabis et du nettoyage de voiture – pour des patrons, c'est-à-dire des propriétaires lucratifs. L'esclavagisme en Angleterre – qui concerne 30.000 personnes, donc, toujours selon le reportage – frappe donc des secteurs de l'économie capitaliste. Il ne s'agit pas de relations féodales, de liens liges ou de traces de l'ancien régime. Il s'agit d'entreprises avec des profits, des investisseurs, des chiffres d'affaire, etc. Comme les esclaves des plantations qui produisaient des marchandises à prix vendues selon des règles et des pratiques capitalistes, les esclaves anglais actuels ne s'inscrivent que dans l'économie capitaliste.


Malheureusement, c'est, au fond, le programme, l'ambition de nos dirigeants actuels. Il faut réduire les coûts salariaux, c'est-à-dire, en poussant peu à peu les choses à l'extrême, rétablir l'esclavage sous des formes plus ou moins assumées. Nous y sommes déjà, en fait. Les entreprises avec des esclaves sont en concurrence avec des entreprises avec des employés. Si les coûts de production sont moindres avec des esclaves, le monde politique nous explique, au nom de la concurrence et de la compétitivité, qu'il faut une modération salariale et un assouplissement du droit du travail. Peu à peu, de réforme en réforme, sous la pression de la concurrence, c'est bien l'esclavage capitaliste qui finit par s'imposer si l'on prolonge la tendance.

C'est que, depuis près de quarante ans maintenant en Europe, les politiques entendent préserver ou restaurer le taux de profit des entreprises, le retour sur investissement des investisseurs en réduisant peu à peu les droits sociaux du monde de l'emploi. Sous la pression d'un chômage de masse qui ménage les intérêts des actionnaires, le temps de travail augmente, les heures supplémentaires ne sont plus payées, les salaires stagnent ou diminuent et les statuts se précarisent. Là où une famille de classe moyenne pouvait se contenter d'un salaire dans les années soixante, il lui en faut deux aujourd'hui pour une qualité de vie comparable. Là où les conventions collectives et l'extension des prestations sociales apportaient de solides garanties sur l'avenir, il faut compter aujourd'hui sur des carrières précaires où même la solvabilité des ménages devienne problématique pour trouver un logement.

Si ce mouvement ne cesse pas, il n'y a pas de raison pour que l'ensemble des producteurs européens ne se retrouvent dans des conditions dignes de celles des esclaves. Il n'y a pas de limite à la cupidité des propriétaires d'entreprise – aussi sympathiques soient-ils à titre individuels, pas de limite non plus à la pression de la concurrence. Comme ces politiques de guerre aux salaires, de réduction des coûts diminuent la demande en biens et services en comprimant lesdits salaires, elles contraignent le monde de l'entreprise à produire à moindre coût, c'est-à-dire à faire … une guerre au salaire. C'est dire que non seulement les patrons qui ont la fibre esclavagiste exploitent leurs employés mais, par le truchement de la concurrence même les patrons les plus humanistes y sont contraints. Ce cercle vicieux déflationniste induit une crise économique et plonge les producteurs dans la misère, dans la famine.

Mais il n'y a pas de plancher. D'abord, on fait sauter la semaine de quarante heures (puis celle de cinquante, puis de soixante, etc.), puis le droit du travail, puis la protection sociale, puis les salaires socialisés, puis les limites d'âge, puis les barèmes salariaux, puis le droit d'association. On peut voir les os des producteurs blanchir les champs, on peut voir des malheureuses proposer des prestations sexuelles pour deux pommes-de-terre pourries, on peut voir les enfants enfermés à la mine. Il n'y a absolument aucune limite comme l'attestent les témoignages sur le XIXe anglais.

L'accumulation ou la socialisation


Cette voie de l'accumulation de quelques-uns amène une baisse du taux de profit comme l'avait souligné Rosa Luxemburg. Elle avait aussi souligné que cette voie amènerait soit à la barbarie – les enfants qui travaillent, la fin du droit du travail, etc. - soit au socialisme, c'est-à-dire, a minima, à la socialisation des moyens de production.

La socialisation des moyens de production, c'est la démocratisation des outils de production, c'est l'abolition de la propriété lucrative et l'avènement de la propriété d'usage des producteurs. Bien sûr, les esprits chagrins diront qu'une telle perspective est chimérique et qu'elle n'abolira pas toutes les contradictions qui traversent le corps sociale.

Si la seconde objection paraît difficilement contestable, elle n'en rend pas pour autant la perspective de la barbarie plus désirable. Reste la première, la question de la possibilité du socialisme compris comme socialisation des moyens de production. Cette perspective s'inscrit aussi bien dans un déjà-là (que l'on pense aux coopératives ou à la partie de la valeur ajoutée générée sans employeur, sans pression à la productivité à travers la sécurité sociale) que dans l'utopie en tant que perspective du corps social dans son ensemble. Cette notion d'utopie renvoie à d'autres utopies, politiques celles-là qui ont triomphé aux XVIIIe et XIXe siècles, portées par les Lumières.

L'avènement de l'utopie du droit et de la démocratie


Le Roi-soleil décidait de tout. Il pouvait en toute légitimité condamner ou gracier qui il voulait. La justice n'était pas affaire de loi – ou plutôt, quand des lois existaient, le principe souverain leur prévalait – mais c'était une affaire de personnes, de relations interpersonnelles avec le roi, ses représentants ou avec le seigneur ou l'ayant-droit local. Alors qu'elle pouvait être taxée d'utopique au départ, l'ambition politique des Lumière a remisé ces pratiques dans les livres d'histoire. La notion de droit a constitué une petite révolution. Alors que
auparavant, la décision de justice était question d'arbitraire, la loi s'instituait en universel individuel. Tous les individus étaient jugés à l'aune d'une même loi. À partir de ce moment-là, le corps politique n'évaluait plus les mérites ou les turpitudes de tel ou tel individu. Il s'est mis à légiférer, c'est-à-dire à chercher des lois qui puissent s'appliquer à l'ensemble du corps social et à en évaluer la pertinence à l'usage ou a priori, selon ses propres convictions.

C'est dire que la notion de loi et celle de nation (au sens très large de corps politique doté de législateurs universels) ont été inventées à partir d'idéaux et qu'elles se sont imposées au terme de luttes politiques et de rapports de force sociaux. Elles ont rendu le droit civil à la fois universel dans ses formulations – le crime est puni pour tout le monde, il est poursuivi quelles que soient les convictions du criminel – et profondément individuel dans ses applications puisqu'il a toujours été appliqué à des individus. La prison condamne l'individu en fonction d'un loi, l'amende doit être acquittée par icelui, etc.

L'économie des Lumières


Les grandes révolutions des Lumières ont chamboulé la pratique du droit quand elles ne l'ont pas créée. Pour autant, il reste un domaine dans lequel les Lumières ont échoué à universaliser le droit, c'est celui de l'économie. La démocratie contrôle et légifère sur les mœurs, sur les contrats civils, sur les normes sanitaires mais elle s'arrête aux frontières de l'entreprise et du PIB. La question du socialisme ou de la barbarie pose pourtant cette question d'extension et d'universalisation du droit à la sphère économique comprise au sens large. Pour reprendre l'esprit du droit civil, une socialisation de l'économique doit être universelle en son principe et individuelle en son application. Les deux exemples d'ébauche de ce qui est à entreprendre s'inscrivent de manière inégale dans ce paradigme des Lumières.

Alors que la sécurité sociale tend à être universelle dans son principe, elle est, de toute façon, individuelle dans son application puisque les prestations sont versées à des individus mais elle tend à être universelle dans son principe dans la mesure où les droits ouverts par la sécurité sociale sont universels et non individuels. De la même façon que tous les justiciables bénéficient universellement de la protection de la justice à titre individuel, la sécurité sociale doit être universelle mais ses droits doivent être ouverts à titre individuel. Conditionner les droits de la sécurité sociale à la rectitude d'un parcours professionnel, c'est comme si on conditionnait le droit d'être défendu du vol à sa propre probité : ce serait non seulement inapplicable mais cela saperait les bases philosophiques-mêmes du droit, c'est-à-dire l'universalité en principe et l'individualité en application.

Mais la sécurité sociale n'est qu'une partie du salaire. Or, c'est l'ensemble de l'économie qui devrait appliquer les principes de droit et de démocratie. Et c'est là que l'autre expérience de démocratie économique que nous avons mentionnée, les coopératives, peut avoir force d'exemple. Voyons comment on pourrait appliquer les principe du droit et de la démocratie à l'ensemble de l'économie.

L'économie, c'est
  • la valeur ajoutée produite chaque année – qui devrait donc, pour suivre les principes du droit, être attribuée démocratiquement, être universelle en principe et individuelle en application. La distribution de la valeur ajoutée entre les salaires (qu'ils émargent d'un employé ou d'un prestataire) et les investissements doit être décidée par le corps social, librement, par l'ensemble des individus qui le composent
  • les outils de production. Ils doivent être tous, par principe universel, gérés par leurs propriétaires d'usage. La notion de propriété lucrative ne peut être conservée puisqu'elle est une négation du droit et de la liberté des individus, des collectifs de travail et du corps social dans son ensemble au seul profit des propriétaires lucratifs
  • la nature de la production, ses modalités d'organisation et la gestion des ressources naturelles communes. Elles doivent être déterminées par les intéressé(e)s

Ces principes de démocratie économiques sont ceux qui sont pratiqués dans les coopératives. Un homme, une femme, une voix. Ils ne sont donc pas, eux non plus, de l'ordre des utopies irréalisables puisqu'ils fonctionnent déjà à plus ou moins grande échelle.

La voie de l'esclavage, celle que Luxemburg appelait la barbarie, n'est pas inévitable puisque des pistes concrètes d'extension du droit, de la démocratie à la politique existent. Que l'on nomme l'universalisation de ces pistes « socialisme » ou non ne change pas grand-chose à l'affaire. Si nous ne devenons pas des êtres de droits en économie comme nous le sommes devenus en politique, nous risquons de redevenir des esclaves, de perdre la Lumière qui nous reste.