Femmes et hommes

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Dernièrement, un conseil d'administration auquel je participais a été traversé d'un débat sur le féminisme. C'est un classique dans les structures militantes ou associatives: les hommes dominent en nombre, imposent leurs codes et confinent leurs camarades de l'autre sexe à un rôle de tâcheron ou de potiche.

Ce machisme plus ou moins involontaire empoisonne lesdites associations et touche aussi l'ensemble des syndicats, des partis politiques.

Il y a un enjeu important à toute lutte politique, à toute vie associative à mettre à jour les structures d'oppression à l’œuvre au sein du groupe pour pouvoir être efficace et pertinent.
D'une part parce que, en reléguant les femmes (mais aussi les minorités racialisées, les jeunes ou les vieux) à des postes subalternes, en dépréciant a priori leur parole, ces structures associatives et politiques se privent d'une partie importante de leurs propres forces.

D'autre part, dans la perspective de lutte sociale ou politique, il importe d'unifier les troupes plutôt que de les diviser. L'oppression machiste divise la classe des producteurs en hommes et femmes (en hétérosexuels et en non hétérosexuels aussi). Cette division empêche toute victoire de la classe des producteurs.  

Le point de vue


Mettons-nous d'accord: il ne s'agit pas ici d'inventer l'eau tiède, d'expliquer ou de créer le féminisme à partir de rien. Il y a une tradition, des pratiques, des cultures féministes, des analyses toutes plus riches les unes que les autres et ce n'est pas l'objet de ce blogue. L'objet du blogue, c'est de critiquer l'emploi en esquissant des perspectives et en soulignant les contradictions de la lutte sociale qui s'inscrit dans la logique de l'emploi. Nous ne voulons pas donner des leçons (il nous est arrivé et il nous arrive d'être en emploi, nous n'occupons pas une position de surplomb). Nous voulons souligner des contradictions et ouvrir des perspectives. C'est peu et c'est énorme quand on souffre au travail, quand on souffre au chômage, quand on s'ennuie au boulot, quand on ne voit pas d'issue à ce monde. Nous n'offrons pas les clés du paradis, nous contribuons à la possibilité d'un changement social. 

En ce sens, notre contribution à la réflexion sur le féminisme doit être remise dans ce cadre. Nous ne sommes pas spécialistes mais nous nous exprimons en tant que praticiens de l'activité sociale, du point de vue de l'émancipation du travail.

Il s’agit de se mettre d’accord sur ce qu’est, sur ce que doit être le féminisme. 

S’il s’agit d’une idéologie idéale destinée à terroriser des ouailles ou s’il s’agit d’une culture de la culpabilité ou du procès stalinien, cela ne nous intéresse pas.

Nous ne souhaitons pas non plus nous poser en purs, en praticiens irréprochables, plus éclairés que la masse, en donneurs de leçon. Nous ne souhaitons pas participer à un mouvement élitiste qui entend amener à la perfection morale. 

Un mouvement qui s’appuie sur les jugements d’individu, sur la pureté cathare des comportements, sombre toujours dans une forme sectaire d’appauvrissement intellectuel et de soumission à un chef. S’il s’agit de remplacer les patrons par des patronnes, cela ne nous intéresse pas1.


Nous préférons participer à un mouvement politique qui est fait pour et par des gens éminemment humains, avec leurs défauts et leurs limites. 


Le féminisme

Globalement, nous voudrions plutôt féminiser (au sens de « donner le rôle attribué par notre culture aux femmes ») le pouvoir que masculiniser les femmes. Culturellement, traditionnellement, les femmes ont été confinées à l'espace domestique, leurs interventions dans la sphère publique ont été plus ou moins bridées selon les époques et les lieux. Cette position culturelle poussait les femmes à se centrer sur l'autre (l'homme, donc), à s'occuper de lui, à prendre soin de lui. Et c'est cette position particulière qui peut être intéressante pour les hommes du point de vue la pratique salariale de la valeur. Dans une perspective de salaire à la personne, le soin à l'autre (à l'homme mais aussi à la femme, donc), l'attention au point de vue et aux intérêts de l'autre est beaucoup plus productif pour coopérer. 

Cette coopération devient de facto le modus operandi à partir du moment où la propriété lucrative est abolie, à partir du moment où les productrices et les producteurs récupèrent l'outil de production et la décision sur la production. D'un point de vue salarial, le soin et l'attention au point de vue de l'autre (ce qu'on pourrait appeler la généralisation du paradigme culturel féminin aux hommes) est infiniment plus efficace que la généralisation du paradigme culturel masculin aux femmes (arrivisme, carriérisme et égocentrisme) puisqu'il s'agit de mettre en avant les formes les plus productives de coopération et de diminuer les formes de compétition contre-productives.

De notre point de vue, l’urgence du féminisme dans la pratique salariale c’est donc
L’étude des préjugés culturels intériorisés qui poussent les hommes (et de plus en plus les femmes) à se vendre sur le marché de l’emploi pour se donner une légitimité. Qu'est-ce qui nous pousse à assimiler l'utilité sociale au fait de se vendre à un employeur pour qu'il fasse des profits? Qu'est-ce qui nous pousse à considérer un employé, une employée comme plus "productif", comme plus "utile" qu'un travailleur, qu'une travailleuse hors emploi?

L’étude de la pratique salariale spécifique aux femmes dans l’histoire et dans le présent2. Il faut d'ailleurs rappeler que les grèves au 19e siècle et au début du 20e étaient extrêmement violentes (ce qui ne veut pas dire qu'elles sont devenues des longs fleuves tranquilles depuis). Elles plongeaient rapidement les grévistes dans la misère la plus noire. C'est dire que, une fois que les liens entre les ouvriers d'usine et la campagne se sont distendus, que les ouvriers ne pouvaient plus se nourrir autrement qu'en achetant des denrées, la solidarité entre sexes est devenue une condition nécessaire à la réussite de toutes les grèves. Une grève d'hommes ne pouvait pas réussir si les femmes ne la soutenaient pas (en travaillant à l'extérieur, en soutenant psychiquement les hommes dans l'épreuve) et une grève de femmes ne pouvait, elle aussi, réussir que si les hommes l'acceptaient et la soutenaient.
L’étude des acquis que représente(eraie)nt la pratique salariale de la valeur pour les femmes (et pour les hommes qui subissent ce système de domination dans lequel ils sont dominants comme une oppression). Si l'on prend le très légitime combat pour l'égalité salariale entre sexe, par exemple, il fait l'impasse sur le fait que les femmes, du fait des responsabilités familiales qui leur sont culturellement attribuées, vont faire davantage d'interruptions de carrière, qu'elles auront davantage tendance à prendre des temps partiels. Une fois ces femmes arrivées à la pension, la différence de salaire se faisant sur l'ensemble de la carrière, ces comportements culturellement induits amènent des disparités salariales importantes. Ces inégalités demeureraient si les femmes et les hommes étaient payés à égalité de salaire. Ce qui tend à prouver que le combat de l'égalité salariale est nécessaire mais qu'il ne suffit pas. Il faut défendre le salaire continué et le droit, pour l'homme, de se consacrer aussi à sa famille sans que son salaire, que sa carrière en soit affectés. Ce qui implique qu'il est nécessaire de déconnecter la carrière salariale des prestations professionnelles quantifiables.

Le travail sur les structures de pouvoir et de décision concrètes de l'association, du groupe militant pour y neutraliser les tendances phallocrates4. La discussion avantage toujours celles et ceux qui ont de la faconde en publique - généralement des hommes. La décision à main levée, le recours aux menaces, à l'intimidation par le corps et la voix tendent également à exclure les femmes de la discussion.

L'intellectualisme peut aussi trier le public et rendre la prise de parole impossible par celles et ceux qui ont un patrimoine symbolique et culturel moins valorisé. Le débat favorise les débatteurs, la décision favorisent celles et ceux qui ont un plan, qui ont une ambition. Il s'agit de voir alors comment rendre la domination, le pouvoir visibles, comment organiser des contre-pouvoirs au sein du groupe et enfin comment favoriser la prise de parole, l'expression de celles et ceux qui sont écrasés du fait de leur racialisation, de leur sexe ou de leur patrimoine culturel et symbolique. Ce sont là des champs de recherche considérables.

Le jugement et la personne

Mais, en tout état de cause, les jugements sur les personnes sont malvenus. Un homme qui a connu la stabilité professionnelle et le succès dans sa carrière a bénéficié de facilités dont d’autres n’auront pas pu profiter mais, en tout état de cause, il demeure, lui aussi, un être humain en besoin d’acceptation et de reconnaissance. Une femme peu cultivée, elle aussi, par delà les stigmates que peuvent provoquer ses interventions, par delà le fait qu'elle sera (presque forcément) malheureusement interrompue par des tiers indélicats, a, elle aussi, besoin de reconnaissance et d'acceptation. Par ailleurs, les catégories créent des préjugés qui déterminent le tri des informations et construisent des jugements, c’est ce qu’on appelle des biais cognitifs. On notera qu'il existe des êtres racialisés, sexués, avec un parcours professionnels d'exclusion et de marginalisation qui sont brillants; on notera qu'il existe des êtres brillants à l'oral qui disent des choses absolument creuses, sans intérêt.
 


La fraternité et la sororité

En ce sens, le jugement, les moqueries, la discrimination d’une personne, quelle qu’elle soit, sur base de son identité, quelle qu’elle soit, constituent une aberration par rapport à ce besoin de reconnaissance sociale que nous partageons toutes et tous. Remplacer l'humiliation des femmes dans un système d'oppression par l'humiliation des hommes dans un système matriarcale ne ferait pas beaucoup avancer les choses.

C’est pourquoi nous appelons à cultiver l’écoute, la différance et la reconnaissance.

Prenons Momo, un roman pour enfant. L’héroïne a un don extraordinaire : elle sait écouter. En sorte que les gens à son contact, se mettent à raconter et à vivre des aventures pleines de poésie.

La différance6, c’est une capacité à être différents, à vivre et à créer cette différence non entre telle ou telle catégorie mais en fonction de tel ou tel moment. Une association n’est pas une secte : on peut organiser des événements qui nourrissent le besoin de théorie ou le besoin d’action corporelle ou le besoin de réflexion ou le besoin de discussion ou le besoin de culture et de magie. On peut organiser des événements de différentes natures portés par des équipes différentes qui n’intéressent pas l’ensemble des membres de l’association.

La reconnaissance, enfin, c’est, à mon humble avis, la conséquence de la mise en pratique de la fraternité ou de la sororité. Accepter la coopération, le fait que l’autre fonctionne différemment dans un autre cadre et, dans une vie qui n’est pas toujours simple, l’épauler, le consoler, s’inquiéter de lui, d’elle, ce sont des voies. Il ne s’agit pas de travailler avec des gens qui fonctionnent de la même façon. Il s’agit de parvenir à travailler ensemble, entre gens qui fonctionnent différemment. C’est bien là le sens de la politique.


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1Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs. Le théoricien du colonialisme explique comment les élites noires des anciens pays colonisés ont tendance à occuper les mêmes postes de pouvoir que les anciens colons, à substituer les personnes de pouvoir sans modifier en rien les institutions de pouvoir à l’origine de la violence coloniale. Cette image peut s’appliquer aux genres (genre Peau de femme, masques d’hommes).
4Je pense ici, par exemple, aux structures bicéphales mises en œuvre par les habitants de Rojave. Les décisions se prennent par des conseils féminins et des conseils masculins avant d’être adoptées collégialement ; les structures décisionnelles sont toutes occupées paritairement par une femme et par un homme.
6Selon le concept de Jacques Derrida, que je définirais comme « forces des éléments qui les poussent à se différencier entre eux ».

La SECU

Face à l'impasse économique et politique de l'Europe, nous avons une piste intéressante garantie 100% sans emploi.

Il s'agit d'une idée déjà appliquée aux États-Unis d'Amérique (si, si) dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ceux qui connaissent le Magicien d'Oz ont en fait été confrontés à une série d'allusions littéraires à cette innovation monétaire fulgurante. Les autorités des différents états puis les autorités fédérale ont imprimé des billets à partir de rien, sans aucune contre-valeur (genre avoirs, pétrole, or, devises étrangères ou terrains) et les ont distribués sous forme de salaires pour équiper le pays.(1)


Si l'on néglige le court épisode de la Guerre de Sécession, forcément inflationniste, cette création monétaire salariale n'a générée rigoureusement aucune inflation. Cette monnaie s'appelait le Greenback, elle était entièrement maîtrisée par les autorités publiques et était créée sans impôt et sans crédit.


Nous pourrions faire la même chose au niveau européen. Nous pourrions inventer la Social Exchange Currency Unit ou, pour les familiers, la SECU. Le principe serait tout simplement pillé aux ancêtres de nos amis états-uniens avec, bien sûr, une touche bismarckienne qui rendrait cette intéressante pratique 100% anti-employiste.

La création monétaire salariale du Greenback se faisait par l'État qui demandait, à l'occasion de la distribution monétaire, une contrepartie. Mais il existe en Europe contemporaine une pratique salariale sans contre-partie: la sécurité sociale.

On pourrait imaginer une création monétaire à partir de rien (l'informatique nous épargnerait même les frais d'impression) sur une base salariale sans passer par l'emploi, c'est-à-dire une base salariale fondée sur la qualification individuelle. Les salaires universels que recevraient les salariés européens seraient dévolus à la satisfaction de leurs besoins et de leurs envies alors que le temps des salariés serait utilisé à leur guise pour produire comme ils l'entendent, pour participer aux collectifs de production selon leurs propres affinités.

Notamment, pour répondre aux nombreux besoins collectifs auxquels l'emploi empêche de répondre. Par exemple:

- l'éducation des enfants
- la formation des adultes
- la culture au sens large
- la rénovation des infrastructures
- la souveraineté alimentaire
- la transition énergétique
- l'aménagement de nos villes
- l'amélioration des offres de services publics dans les campagnes

etc.

L'idée vous paraît délirante? Non seulement elle a été appliquée aux États-Unis pendant une quarantaine d'années, inspirant un parti politique alors fort populaire mais, si l'on examine la création monétaire actuelle, le quantitative easing, pratiqué par la Banque Centrale Européenne pour sauver les banques, on voit que l'idée n'est même pas impossible.

On consacre 80 milliards d'euros par mois pour sauver les banques. Un salaire de 2000 euros par Européen représenterait une création monétaire de 800 milliards par mois. Or, la création monétaire pour sauver les banques ne crée manifestement pas d'inflation (sauf sur les avoirs financiers et immobilier, ce qui est loin d'être négligeable).

Mais cette mesure, pour intéressante qu'elle semble ne suffit pas. Nous avons produit l'ensemble des outils de production par notre travail. Il faudrait qu'on nous les rende pour que nous puissions avoir les moyens de nos ambitions.

(1) Voir l'excellent: E.H. Brown, The Web of Debt, Third Millenium Press, 2008,
pp. 11-23 pour les allusions littéraires du Magicien d'Oz
pp. 35-47 pour l'expérience du Greenback.

Notre salaire

Une fois n'est pas coutume, nous sommes d'accord avec les syndicats et les mutuelles quand ils défendent la sécurité sociale et son mode de financement (voir l'article en lien ici).


La sécu, c'est notre salaire. Le politique n'a rien à y faire, les employeurs n'ont rien à y faire. Que dirait-on si le politique ou l'employeur commençait à regarder les dépenses des employés? Ce serait intrusif et déplacé.

Il y a mieux. Les salaires qui passent par le truchement des caisses ont une histoire. Au départ, ce sont des caisses de grève illégales. Sous la pression de la force de ces caisses illégales, les autorités ont encouragé des caisses de sécurité sociales gérées par les mutuelle. Toutes ces caisses, légales, tolérées ou obligatoires fonctionnaient par cotisation. Elles créaient de la valeur économique sans employeur et étaient directement liées aux salaires.

C'est le sens politique de ce salaire-là, indépendant de l'emploi et de l'employeur, qu'il nous faut défendre.

Et étendre.

Et universaliser.

Parce qu'on n'a pas besoin d'actionnaire pour travailler, on n'a pas besoin d'enrichir des propriétaires en leur laissant la gestion de l'économie.

On n'en a pas besoin et on a mieux à faire que sacrifier nos meilleurs années à l'engraissement de propriétaire.
La cotisation a ouvert une nouvelle pratique de l'économie - comme les coopératives l'ont fait à leur manière. Il ne faut pas refermer la brèche, il faut faire tomber le mur.