Sacrifice

Pour René Girard (La violence et le sacré, Fayard, 2010), le sacrifice est une façon de casser le cycle infernal de la violence, de la vengeance créée par la violence et des contre-vengeance qu'elle appelle.

En somme, c'est la violence sociale qui est canalisée par le sacrifice. La personne ou l'animal sacrifié n'a pas de lien avec le cycle de vengeance qu'il ou elle rompt et reste sans défense face au couteau sacrificateur.

Au fond, si l'électorat du FN choisit de sacrifier les pauvres, les étrangers, les immigrés pour conjurer ses souffrances, celui de la droite (Macron, LR ou PS) choisit de sacrifier les salariés, les retraités, les chômeurs, les rsastes, les employés, les fonctionnaires pour que la violence sociale puisse continuer comme avant, pour que les institutions européennes continuent leur travail de sape des conquis sociaux, pour que les alliances militaires et géo-politiques demeurent en l'état, etc. 

Et si on s'attaquait aux causes mêmes de la violence sociale, à ce qui nous réduit à être des serfs dans l'entreprise et dans l'économie? Cette violence, c'est celle de considérer comme "normal" que celles et ceux qui décident qui travaille, comment ils travaillent et pour faire quoi ne soient pas les travailleurs mais les propriétaires; cette violence, c'est de considérer les dégâts humains et environnementaux comme des externalités négligeables, c'est de considérer des millions de chômeurs, d'exclus, d'employés maltraité en Europe comme des facteurs négligeables.

Forcément, les facteurs se rebiffent. Ils ne peuvent subir cette violence d'être tenus pour quantité négligeable sans la détourner sur un sacrifice.

Mais la source même de la violence provoque ce besoin de sacrifice expiatoire. Cette source, c'est le mépris dans lequel les producteurs et les productrices européens sont tenus. C'est elle qui crée cette aspiration au sacrifice.

Pour autant, la messe n'est pas dite et il se pourrait que, un jour, on considère la souffrance en emploi ou au chômage pour ce qu'elle est

une violence inacceptable, brutale, stupide et criminelle.

Piaculaire

Se dit de ce qui a rapport à l'expiation, mais dans un sens plus large que la seule expiation des péchés. Durkheim utilise ce mot pour désigner les rites tribaux qui doivent racheter de mauvaises actions ou de mauvais sorts.

Les dettes au sens capitaliste s'inscrivent pleinement dans une logique piaculaire. Il s'agit, pour un privé ou pour un État endettés, d'organiser la production, les sacrifices, les discours et l'entéléchie communs autour de ce "rachat de mauvaises actions ou de mauvais sorts".



L'expiation des péchés antérieurs justifie alors des crimes, des sacrifices de sang. Graeber s'étonnait2 qu'une progressiste sincère jugeât normal de provoquer des milliers de morts faute de vaccin dans un pays pauvre puisque ce pays devait payer ses dettes.

L'emploi est également inscrit dans cette logique piaculaire: un employé est quelqu'un qui doit racheter son droit à vivre parce que lui-même ou ses ancêtres n'ont pas accumulé suffisamment de mérite. Pour racheter sa vie, l'employé doit la gagner auprès des puissances totémiques.

Les puissances totémiques piaculaires sont les propriétaires lucratifs, par délégation de la rationalité économique, c'est à eux que se paient les écots piaculaires, c'est à eux que se rachètent les droits à la vie et à la survie.

Les rites piaculaires employistes tournent autour de

- l'ascétisme (qui justifie les guerres contre le salaire dans le cadre de l'emploi piaculaire)

- la privation, le renoncement et l'interdit de certains gestes (l'ensemble de la socialisation des outils de production, en gros, correspond à un renoncement à la liberté de l'acte et à la construction de soi par l'acte du travail)

- la mutilation (de la liberté, du temps ou du corps: il est de bon ton de renoncer à des mesures de sécurité, de mettre sa santé en danger pour les employés pour faire montre de leur mérite à gagner leur vie)

Par contre, l'origine du mauvais sort qui frappe les employés, génération après génération, qui fait que plus ils travaillent, plus ils s'appauvrissent est facile à comprendre.

C'est l'ensemble des institutions de la propriété lucrative, de la pratique capitaliste de la valeur. Les rites piaculaires entretiennent donc, dans le cadre de l'emploi, la source du mauvais sort alors qu'il suffirait, pour se défaire de ce mauvais sort, de se défaire de la source de ce mauvais sort.



1 E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, CNRS, 2007.

2 Dans l'introduction à D. Graeber, Dette : 5000 ans d'histoire [« Debt: The First 5000 Years »], Les liens qui libèrent,