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La bastination est un néologisme de notre cru. Pour le moment, il s'agit d'un hapax, d'un mot utilisé une seule fois (par nos soins, donc), mais sa pertinence pourrait le tirer du néant.
La bastination,
 c'est l'itinéraire prévu et prévisible des manifestations à Paris qui 
démarrent à Bastille et se terminent à Nation. Ces manifestations 
rassemblent souvent des militants motivés, des travailleurs traversés 
d'une fureur légitime ou des jeunes politisés tenants d'une entéléchie 
révolutionnaire radicale. Mais il ne se passe rigoureusement rien dans 
ces manifestations. On casse bien un peu de mobilier urbain, on s'énerve
 un peu sur les forces de l'ordre (qui, il faut être juste, rendent 
largement cet énervement circonstanciel) mais le parcours, les mots 
d'ordre, les organisations participantes mêmes s'arrangent pour 
qu'absolument rien n'émerge de ces rassemblements.
On
 pourrait qualifier de tels rassemblements de messe ou de rite pour la 
bonne conscience. Ils prêteraient à sourire s'ils ne contribuaient à 
tuer le politique, à tuer l'affect individuel et collectif porteur de 
changement de cadre, s'ils n'étaient pas la meilleure arme pour éviter 
l'avènement d'un nouveau monde. Ils évacuent les questions politiques, 
notamment celles de la production, de la pratique de la valeur; on n'y 
parle pas de propriété des outils de production, de liberté des 
producteurs, d'émancipation mais on y parle d'emploi et d'augmentation 
de pouvoir d'achat. La bastination est un mouroir de la volonté 
politique ou économique, c'est un vaccin contre l'émergence de tous 
sujets politiques collectifs, c'est un non-événement où rien ne peut et 
ne doit se passer.
En Belgique, la bastination
 se fait selon les itinéraires Nord-Midi. Les syndicats sont 
rigoureusement séparés selon leur couleur et les syndicalistes sont tous
 revêtus de sac poubelle au couleur de leur syndicat (vert, rouge ou 
bleu). Quand les travailleurs parlent de grève au finish, ils sont bastinés (victimes de bastination),
 on les occupe avec des discours vengeurs et on les matraque avec la 
nécessité de l'union derrière des mots d'ordre creux et des actions 
encore plus creuse; quand le corps social dans son ensemble rejette des 
mesures anti-salariales prises par le gouvernement, on distrait les 
gens, on les promène selon un itinéraire immuable. Quand on veut occuper
 l'usine, la bastination demande de l'emploi. Quand on veut investir 
massivement dans les salaires, la bastination quémande aux patrons de 
sauver le pouvoir d'achat et l'emploi. Quand les plus décidés veulent 
s'en prendre aux points stratégiques et saboter l'économie, la 
bastination noie leur énergie dans de vaines processions.
La bastination
 remplace la lutte par la prière, elle remplace la volonté collective 
par la supplique envers les puissants et, ce faisant, elle affirme le 
pouvoir des propriétaire et impuissantise les tenants d'un changement de
 paradigme, celles et ceux qui entendent affirmer dans les actes un sujet politique, une classe.
On pourrait retranscrire ces dialogues:
- Tu viens faire la révolution?
- Je peux pas, j'ai bastination.
- Tu viens occuper l'usine pour la récupérer?
- Pas possible, j'ai bastination.
La stratégie de bastination
 instille un sentiment d'impuissance, un fatalisme désespéré dans les 
franges les plus combatives de la population et, surtout, elle prévient 
la naissance d'un nouveau monde. La bastination, c'est 
occuper les gens en les laissant faire joujou avec leurs pétards, c'est 
les distraire avec de faux problèmes, c'est leur faire intérioriser le 
caractère soi-disant inéluctable de leur servitude. La bastination, c'est Spartacus qui demande de meilleures conditions d'esclavage sans déranger les points névralgiques de l'Empire Romain.
Il
 ne faut pas oublier que la bastination est une stratégie de 
confinement, de conjuration de la puissance collective. Sa seule 
existence atteste la force de cette puissance, elle atteste notre force 
et notre puissance. 

