Les effets de la gestion du chômage

En lien ici, un article de Recherches Sociologiques et Anthropologiques explique en quoi la gestion du chômage en Belgique n'est absolument pas neutre. Elle fait intérioriser les normes sociales à grande échelle, renforce la concurrence entre actifs et entre territoires.

Extrait de la présentation

Cet article interroge la mise en œuvre et le suivi des politiques européennes d’employabilité en Belgique à la lumière de la sociologie de Norbert Elias (...).
Le traitement clinique des chômeurs, qui repose principalement sur la construction professionnelle de troubles de l’employabilité, contribue à l’intériorisation de normes à grande échelle, à la socialisation de la population active au marché du travail et renforce la concurrence entre les actifs occupés et les actifs inoccupés (principale condition de stabilité de la monnaie unique).
Parallèlement, le traitement statistique du chômage, qui consiste en un jeu rationnel entre États (et Régions) de maximisation des indicateurs de résultats, renforce la compétition territoriale pour attirer les investisseurs et encadre, légitime, dynamise ce mouvement incertain d’harmonisation ou d’intégration des systèmes de protection sociale en Europe.

Et, en conclusion, extrait:

Les politiques d’employabilité visent (...) à préparer les individus à la compétition à l’entrée du marché du travail. L’accompagnement offert aux demandeurs d’emploi portera tant sur la transmission de savoirs utiles et valorisables dans l’entreprise que sur l’adoption d’attitudes, de comportements attendus. Dans le même temps, les performances des États sont toujours davantage étalonnées dans divers rankings internationaux, émanant de groupes privés ou institutionnalisés dans le cadre d’organisations internationales.

On peut donc voir dans la concurrence le principe moteur des politiques de l’employabilité et de leur traitement statistique, et, plus généralement des politiques de l’emploi telles qu’elles sont pensées au niveau européen. Comme le résume Théret, « gouverner l’Europe, c’est s’activer à la rendre compétitive vis-à-vis du reste du monde, ce qui impliquerait que chacun – entreprise, État, individu – soit lui-même compétitif à l’intérieur de l’Union » (Théret, 2005). En effet, « la compétition marchande traditionnelle se double d’une compétition territoriale pour attirer les investisseurs » (Alaluf, 2005).
Un des enjeux de cette compétition territoriale est d’offrir une main d’œuvre qualifiée, disponible en quantité suffisante, flexible et au coût limité. Au regard de cet enjeu, on comprend l’intérêt des politiques de l’employabilité et de leur valorisation statistique. Les politiques de l’employabilité comportent, de ce point de vue, l’avantage attendu de limiter les coûts de recrutement et les coûts salariaux des entreprises : elles visent à conformer les individus (en termes de compétences et de comportements) aux attentes des entreprises ; elles maximisent les possibilités de choix d’embauche parmi les candidats “adéquats” ; enfin, elles contribuent indirectement à limiter les prétentions salariales des travailleurs.
En effet, à volume d’emploi constant, l’amélioration de l’employabilité des demandeurs d’emploi renforce la pression concurrentielle que ces derniers exercent sur les travailleurs en place. C’est du moins ce qu’enseigne la théorie économique des insiders-outsiders : s’ils sont formés et compétents, les chômeurs deviennent des concurrents réels pour les travailleurs et poussent ces derniers à limiter leurs exigences en termes de salaires. La politique de l’employabilité s’inscrit en pleine cohérence avec les orientations de la politique économique européenne qui repose sur l’objectif de stabilité des prix. Selon Raveaud, cette théorie constitue « le paradigme de référence de l’analyse communautaire de l’emploi et du chômage » (Raveaud, 2004).
Le traitement clinique du chômage ne consiste donc pas à envoyer massivement les chômeurs inemployables à l’asile. Contrairement à la logique occupationnelle du traitement social du chômage, le traitement clinique poursuit une logique d’inclusion sociale extrêmement poussée, qui tend à “socialiser” au marché du travail l’ensemble de la population active inoccupée, jusque dans ses moindres recoins, afin d’assurer une concurrence effective et maximale entre les actifs occupés et inoccupés. En travaillant sur lui-même, en développant son employabilité individuelle, le chômeur “actif” bénéficierait d’un statut légitime (provisoire) parce qu’il contribue à l’équilibre monétaire [voir notre article sur le NAIRU]par la pression qu’il exerce indirectement sur les salariés, et donc sur les salaires.
(...) En ce sens, pour les entreprises, la disponibilité d’une main d’œuvre formée (de préférence en adéquation avec leurs attentes, dans la mesure où ces dernières sont formulées), disposée à travailler à un coût modéré, constitue un atout économique. Il en va de même pour l’État : la maximisation des indicateurs statistiques relatifs à l’activation des demandeurs d’emploi constitue une information sur le marché du travail opposable aux entreprises et aux éventuels investisseurs étrangers. A l’inverse, pour les individus, la mise en concurrence généralisée organisée par les politiques d’employabilité (de concert avec des politiques d’érosion de la protection du travail salarié) constitue un élément de fragilité et un risque social. Comme si la société de plein emploi, objectif idéalisé des politiques d’employabilité, devait se réaliser au prix d’un développement de la précarité des emplois et d’une « déstabilisation des stables » (Castel, 1995).