Appel contre le harcèlement employique en Belgique


Appel contre l'emploi de la souffrance

Depuis quelques années, de manière rituelle, les chômeurs sont appelés à s'activer, à trouver un emploi. Depuis que ces incantations à l'activité existent, il n'y a eu aucune diminution du chômage en Belgique. Pourtant, loin de cesser, la stigmatisation des chômeurs s'étend à des publics jusque là relativement épargnés : les malades et les handicapés.

Les discours de culpabilisation des chômeurs (plus de 10 % de la population active, depuis des dizaines d'années, tout de même) indépendamment de leur inefficacité se répandent dans les médias. Les chômeurs sont accusés de tous les maux, d'être responsables de leur situation, de profiter d'allocations indues, etc. Logiquement, ces discours s'étendent eux aussi aux plus fragiles d'entre eux. Ces discours stigmatisant ne sont pas seulement insultants, ils permettent aussi d'éjecter des personnes de la sécurité sociale, de les envoyer au CPAS et de réduire les montants des salaires sociaux auxquels ils ont droit.

La politique de harcèlement des chômeurs s'étend à des catégories qu'on aurait crues protégées : en mettant ensemble plusieurs décisions politiques, il appert que les handicapés mentaux et les malades sont dans le collimateur des institutions en charge. Pour résumer, selon les documents en notre possession :

1. Depuis septembre 2012, toutes les personnes en incapacité (au moins 33 %) sont soumises à l'activation comme les autres chômeurs complets indemnisés. Elles sont convoquées tous les six mois à l'ONEm même si elles n'ont jamais été convoquées par le Forem. Elles sont susceptibles d'être pénalisées par le facilitateur Onem – par définition incompétent en matière médicale. Elles peuvent se présenter une deuxième fois avec un avocat ou un délégué syndical. L'Onem peut les renvoyer vers l'AWIPH – rappelons que l'Onem ne possède a priori aucune expertise médicale alors que les pourcentages de handicap sont déterminés par des médecins conseils et que l'AWIPH ne donne pas d'allocation de remplacement, c'est le SPF Santé qui offre des revenus de remplacement. Les malades ou les handicapés au chômage sont donc confrontés à une multiplication des démarches alors que leur état de santé les rend particulièrement pénibles.

2. les personnes qui reçoivent des allocations d'attente, qui n'ont pas travaillé suffisamment pour ouvrir des droits au chômage complet indemnisé, ne bénéficient de ces allocations (très réduites) que pendant trente-six mois. Les personnes avec au moins 33 % d'invalidité sont soumises au même régime a priori. On voit mal comment, au premier janvier 2015 quand les trois ans se seront écoulés, un handicapé, un malade pourra gagner sa vie alors qu'il n'en aura peut-être jamais été capable auparavant : à cette échéance, ils seront donc condamnés à une misère plus ou moins criante selon leurs ressources propres. Les handicapés qui auront travaillé à temps partiel et qui n'auront pas ouvert ou prolongé les droits aux allocations de chômage se trouvent dans la même situation.

3. Les MMPP (personnes à problématiques médicales, mentales, psychiques et psychiatriques) deviennent des PTEE (personnes très éloignées de l'emploi). Ce concept regroupe aussi bien des personnes malades que des chômeurs longue durée ou des 'cas sociaux'. Le changement de nomenclature évacue la responsabilité médicale et la création d'un comité d'expert dilue la responsabilité. Cette catégorie de PTEE évacue la reconnaissance médicale de l'incapacité (notion des 33 %).i

4.
A. L'Inami, l'Awiph et le Forem ont conclu un accord pour mettre à l'emploi les handicapés et les malades. Dans cet accord, les médecins conseils doivent évaluer la capacité des invalides et des handicapés à être (re)mis au travail et faire suivre le dossier au Forem. Cette procédure ouvre la porte à tous les arbitrairesii.

B. En ce qui concerne l'activation des personnes qui ont des problèmes de santé mentale ou d'addiction, les autorités ont établi des comités d'experts multidisciplinaires : les assistants sociaux confrontés à des cas litigieux interpelleront ces derniers qui décideront du sort de l'intéressé, de la PTEE, avec éventuellement sa remise au travail forcé, sa rééducation par le travailiii.


5. Le projet de réforme de l'expertise médicale du SPF Santé (Vierge Noire) en cours de discussion comprendrait deux volets :
- l'externalisation de l'expertise médicale vers les médecins des mutuelles qui seront juges et partis puisqu'ils sont poussés à exclure les bénéficiaires d'allocation de l'Inami.
- la modification de la procédure d'expertise : on ne sait pas par qui ni sur quelles bases sera octroyé le droit aux indemnités.

6. La réforme de la santé mentale : cette réforme censée améliorer le soin pour les personnes souffrant de problèmes de santé mentale met en œuvre un réseau et circuit de soins dans lequel la personne souffrant de troubles psychiques est promenée entre centre de réadaptation, habitation protégée, service de santé mentale, OISP, Centre de formation professionnelle, etc.

Dans ce parcours, la personne est invitée à se réinsérer sur le plan professionnel et, dans la cadre de cette réinsertion, il preste du travail gratuit dans les Centres de réadaptation professionnelle.

Ces six mesures laissent augurer du pire pour les intéressés :

1. L'incapacité effective de travail des personnes fragiles les rendra également incapables de chercher un emploi, ce qui les exposera à de rapides sanctions. Surtout que, en situation de grande incapacité, l'isolement des personnes tend à augmenter – les voisins se font rares, la famille se fait distante. Cela rend le recours à l'aide, à l'accompagnement d'autant plus problématique que la situation médico-sociale est difficile.

2. Fin 2014, les chômeurs reconnus en incapacité se verront exclus de leurs allocations et devront, au plus vite, réagir en contactant le SPF qui se serait déjà préparé à l'urgence de la chose.

3. La mutuelle ne sera d'aucun recours puisque l'incapacité de travail ne concerne que les gens au travail.

4. Les invalides, dans l'immense majorité des cas, anticipent peu ou pas le changement de situation qui va les affecter. Ils sont peu ou pas organisés, n'ont pas d'organisme de défense spécifique et disposent de peu de moyen d'infléchir les décisions les concernant.

Conclusions

Ces mesures vont précipiter dans la misère des milliers de personnes sans ressources, malades ou handicapées. Elles trahissent l'idéologie du salaire au mérite. Ne pourrait gagner de l'argent que celui ou celle qui le gagne par le contrat d'emploi. Sans aller jusqu'à explorer l'ineptie de cette idéologie – que deviennent les enfants ou les personnes âgées?, sans aller jusqu'à qualifier cette rétribution exclusivement à l'emploi de monstruosité – que deviennent les malades, les faibles, les handicapés dans une société où tout s'achète, où rien ne s'offre ?, il nous faut examiner les effets certains de ces mesures.

Certains invalides seront précipités dans la misère ou le désespoir faute de pouvoir se confronter aux institutions. On peut également imaginer que l'invalide soit envoyé en formation-insertion puis dans l'emploi … emploi qui le rendra malade jusqu'à ce qu'il ne se retrouve en incapacité, ce qui le précipitera dans un nouveau cycle.

Par ailleurs, le fait de pousser les malades et les invalides vers l'emploi au nom de leur prétendu intérêt fait l'impasse sur leur situation de vie réelle. La pression au travail entache cette population d'un soupçon malsain. On imagine les contrôles de (mauvaise) santé que cela pourrait occasionner pour les intéressés. Puis, pourquoi s'arrêter en si bon chemin, le personnel médical lui-même, les assistants sociaux et tous les gens en charge de ce public fragile seront eux aussi soupçonnés de complaisance.

C'est l'idée même de salarié social – chômeur, invalide, malade, pensionné – qui serait un poids, une charge ou un coût qui empoisonne l'existence de gens déjà malmenés par la vie. Cette idée poussée à l'extrême aboutit aux systèmes, à la gestion de la population la plus ignoble qui soient.

L'administration cadre des existences malheureuses, les ballote faute de les « activer », elle les culpabilise, les enferme dans l'isolement, les harcèle jusqu'à l'horreur absolue. Car, qu'on le veuille ou non, c'est à la façon de traiter les membres les plus faibles d'une société qu'on mesure son degré de civilisation. Ce faisant, ces politiques mettent aussi la pression sur le monde du travail dans son ensemble par le jeu de la concurrence entre les travailleurs. Cette violence affecte aussi bien les travailleurs en décompensation psychique, les enfants ballotés de stage en garderie ou les personnes âgées placées dans des homes en manque de personnel où leur rythme n'est pas respecté.


En mettant en oeuvre les politiques sociales actuelles, le gouvernement fait preuve d'un déni pathologique de cette réalité. Il est bien plus simple de faire porter la responsabilité à l'individu plutôt qu'au marché de l'emploi. Au lieu de traiter l'augmentation de l'incidence des troubles psychiques, et de leurs conséquences ( consommation de psychotropes légaux et illégaux), comme un défi de santé publique pour lequel une réflexion sociétale s'impose, il met en œuvre ce que la ministre de l'emploi avait résumé en une phrase : « "ces gens là", il faut les prendre par le collet pour les envoyer travailler!!! ». à la violence du marché vient s'ajouter la violence institutionnelle.

Nous sommes tous concernés en tant que salariés par ces dérives car elles réduisent la sécurité sociale comme une peau de chagrin au profit d'une aide publique et, ce faisant, c'est notre salaire qu'elles obèrent. Nous sommes tous concernés par ces dérives en tant qu'humains parce qu'elles nous dénient le droit à notre faiblesse, à notre finitude, à notre humanité.


En conséquences, nous citoyens, travailleurs avec ou sans emploi, professionnels ou usagers de la santé, appelons à


- Une économie au service de l'humain – et non l'inverse

- Une réflexion sur l'organisation de la soumission de l'activité professionnelle au marché de l'emploi

- Un développement de la sécurité sociale, patrimoine économique, symbolique et humain

- Un soin, une protection, un respect inconditionnels des plus fragiles et de la fragilité de tous

- Un développement de la qualité de notre civilisation, à une construction d'un vivre-ensemble de qualité.


voir aussi Vanessa de Greef, « Les chômeurs "MMPP" », in Chroniques de droit social, 01/2013 (01/2013).
ii Cf: convention Forem-Inami-Awiph: http://riziv.fgov.be/news/fr/pdf/Convention_2013.pdf
iiiVoir note i