Politique et souffrance au travail

Raphaël Thaller et Erwan Jaffrès nous proposent une lecture politique des conflits sociaux dans Contretemps (ici).


 Extrait de l'article disponible en intégralité en ligne.
La souffrance au travail conduit à des pathologies de l’isolement. Mais, paradoxalement,  elle est souvent partagée par plusieurs personnes dans le même lieu de travail au même moment pour des causes similaires.
La souffrance s’exprime par des intolérances psychologiques parfois violentes. Comme si les salariés victimes avaient intégré à tel point les contraintes qui s’imposent à eux que, dans une logique de culpabilité, ils avaient retourné l’adversité et la violence contre eux-mêmes. Cela conduit à une injustice inacceptable : les travailleurs, en souffrance, payent les effets des organisations du travail malades d’un « pur capitalisme ».
Les événements d’ordre psychosocial doivent alors interpeller les collectifs de travail : pour sortir du statut de victimes individuelles et isolées, il s’agit de réhabiliter la conflictualité et le rapport de force collectif pour la défense des conditions de travail et du contenu du travail. Cela appelle un débat sur le modèle de travail que l’on entend défendre qui interpelle le politique et l’économique.
En appelant ainsi à la conflictualité, nous sommes donc très loin des préconisations de la plupart des organismes institutionnels de santé au travail qui appellent au contraire à la « pacification » des relations de travail, à des approches « plurifactorielles » compliquées, à l’élaboration d’un « diagnostic partagé » (qui aboutit souvent à la domination d’un diagnostic particulier), gommant ainsi les antagonismes d’intérêts.
Nous faisons dans cet article l’hypothèse que la souffrance au travail est le résultat d’un processus par lequel le salarié « retourne » le conflit contre lui, en « intériorisant » les difficultés qu’il rencontre sous forme de culpabilisation et de désespoir. L’isolement empêche l’identification de l’origine de ces difficultés à l’extérieur de soi, dans le monde social et réduit les capacités d’élaboration de solutions adaptées. Les actions collectives sont seules vraiment en mesure de redonner du sens aux souffrances endurées et d’améliorer réellement les situations de travail.
L’approche patronale des risques psychosociaux repose en effet essentiellement sur la psychologisation et l’individualisation du problème:
  • Psychologisation : ce n’est pas la société ni les rapports sociaux qui sont mis en cause, mais le « profil psychologique » de la personne, avec son « stress », sa fragilité propre, son incapacité à mettre en valeur son « capital humain ». Les solutions préconisées mettront alors en avant les cellules psychologiques, les stages de sophrologie, la mise en place de « baromètres » …
  • Individualisation : la personne est considérée isolément, hors du collectif. Ce dernier ne sera convoqué, au mieux, que pour assurer l’accompagnement des individus : évaluation et sélection des personnes, mise à l’écart en cas de problème, « écoute » des individus …
Psychologisation et individualisation s’opposent ainsi à l’approche sociale et collective.
En ce sens, il ne suffit pas de mettre en cause le « management » des entreprises. S’en tenir à cela reviendrait à rester prisonnier du versant « psychologisation/individualisation », sans vraiment toucher aux racines sociales et collectives des risques psycho-sociaux.
Et pour commencer, il faut remettre le travail au cœur des rapports de force, et reconnaître que quotidiennement les travailleurs y investissent leur intelligence. C’est alors rappeler l’enjeu de la dignité au travail et des valeurs que chacun est appelé à y défendre. Cela implique de la conflictualité.
Plus que jamais il faut soutenir l’idée que les travailleurs disposent d’une force considérable : celle de produire de la valeur sans laquelle le capitalisme ne peut vivre. Il n’y a d’ailleurs pas à douter que la contestation du modèle actuel de travail peut conduire à la contestation du système économique, et réciproquement.
 Dans le même ordre d'idée, Basta interroge Danièle Linhart sur l'évolution du rapport au travail, sur le lien entre le social, l'économique et la souffrance du travail (ici). Extrait.

Basta ! : Dans de nombreuses entreprises et secteurs, de France Télécom à Renault, du secteur bancaire à l’Éducation nationale, le travail souffre. Pourquoi ?
Danièle Linhart [1] : Le travail a perdu de sa dimension socialisatrice et citoyenne. Depuis une vingtaine d’années, nous assistons à une individualisation systématique de la relation de chacun à son travail, de la gestion des salariés et de l’organisation du travail. C’est une remise au pas idéologique des salariés autour de dimensions qui sont de l’ordre du narcissisme, de la focalisation sur soi : relever des défis, se mettre en concurrence avec les autres, montrer qu’on est le meilleur, viser l’excellence, se réaliser dans le travail. Les finalités du travail ne sont plus prises en compte. Or, le travail sert essentiellement à faire fonctionner la société, fondée sur le principe de l’interdépendance entre les gens. Chacun est utile, à travers son travail, à satisfaire les besoins d’autrui. Quand on est médecin, on soigne, quand on est professeur, on enseigne, quand on est dans l’industrie automobile, on fabrique des voitures qui doivent être fiables. Le travail est le cordon ombilical qui relie chacun à la société. La modernisation managériale et l’individualisation qui est mise en œuvre ont rompu ce cordon. Le travail, qui était une expérience socialisatrice et collective en résonance avec les enjeux politiques, économiques, sociaux ou culturels de la société, se transforme en une épreuve solitaire. Chacun est dans un corps à corps angoissant avec son propre travail, et la volonté d’en retirer une reconnaissance, un prestige. Quand ça ne marche pas, les salariés s’effondrent. Avec les conséquences que l’on sait à travers le phénomène incroyable du suicide.
En quoi consiste cette modernisation du management, cette « néo-taylorisation » de la production ?
Il s’agit d’une forme de rationalisation de l’organisation du travail. Elle est de plus en plus présente à tous les niveaux des tâches, dans l’industrie ou le tertiaire. Elle vise les cadres comme les employés. Elle consiste à fixer des impératifs et des objectifs avec des contrôles extrêmement détaillés et rapprochés. Aux cadres, on demande un « reporting ». Chaque demi-journée et parfois même quatre fois par jour, ils sont censés dire à quoi ils ont utilisé leur temps. La traçabilité informatique permet de contrôler l’activité des individus sur leur lieu de travail. Savoir comment ils travaillent, où ils en sont. Ce néo-taylorisme se voit bien dans les centres d’appel. Les salariés y sont soumis à des scripts extrêmement détaillés. Ils n’ont pas le droit d’utiliser leurs propres mots lorsqu’ils sont au téléphone. Le temps des conversations est chronométré. C’est une forme de rationalisation du travail qui exerce un contrôle extrêmement rapproché des salariés. Ce nouveau management s’inspire de modèles venant du Japon et du monde anglo-saxon, mais il comporte aussi une spécificité française. En France, plus qu’ailleurs, il existe une défiance envers les salariés. La France était encore récemment un pays où l’idéologie de la lutte des classes était très présente. Cela a beaucoup marqué le patronat.