Deux jours, une nuit

En sortant du dernier film des frères Dardenne, Deux jours, une nuit, il m'est venu quelques réflexions dont je vous fais part ici.

Nous ne nous aventurerons pas à donner une opinion de cinéphile autorisé - nous ne sommes pas qualifiés pour le faire - mais nous nous bornerons à commenter l'idée centrale du film telle qu'elle peut apparaître dans le synopsis.

Un employeur soumet ses employés à un choix: soit ils gardent une prime de 1.000€ et entérinent le licenciement de l'une d'entre eux; soit ils perdent cette prime et conservent leur collègue. On apprend au fil du film (dont je vous laisse éventuellement découvrir la trame) que l'employée susceptible d'être licenciée a été malade et, pendant sa maladie, ses seize collègues ont fait le travail de dix-sept en prestant trois heures supplémentaires par semaine

Que s'est-il passé? 

1. Au niveau économique. 

Le travail concret presté par chaque employé a augmenté, laissant le total inchangé. Le travail abstrait total, les salaires totaux ont diminué. L'employée malade était effectivement salariée par la sécurité sociale sans que son employeur n'intervienne plus (le film ne l'explique pas mais, en Belgique, au bout d'un mois, c'est comme ça que ça se passe).

Comme le travail concret demeure inchangé, comme l'usine produit toujours autant de panneaux photovoltaïques qui ont la même valeur économique sur le marché et comme le travail abstrait a diminué d'un dix-septième, de la part de la salariée en maladie
- le taux d'exploitation a augmenté et, avec lui, le surtravail: pl/v (le rapport entre la plus-value et les salaires augmente dans la mesure où les salaires baissent sans que le chiffre d'affaire ne change)
- la composition organique du capital a augmenté: C/V (le rapport entre le capital constant, les machines, et les salaires augmente si les salaires baissent)
 C'est un jeu à somme nulle si tous les concurrents y ont recours et on voit mal ce qui empêcherait les concurrents de licencier et d'avoir recours aux heures supplémentaires eux aussi. La concurrence fait alors disparaître les gains de productivité.



2. Au niveau humain

Les travailleurs ne travaillent plus 38h par semaine mais 41h avec trois heures supplémentaires. Avec la concurrence qui fait disparaître l'avantage de la pratique isolée, les gains de production de valeur économique obtenus du fait du licenciement de la travailleuse malade disparaissent en tant que valeur économique, en tant que salaire: comme les entreprises concurrentes vont se mettre à faire travailler leurs employés 41h aussi, les prix diminueront en proportion de ce qui aura été économisé en salaire. La valeur ajoutée correspondant au salaire de l'employée malade cessera d'exister.

Entre temps, les employés travaillent davantage et doivent aligner leurs salaires sur la concurrence qui recoure aux mêmes pratiques.

C'est un mercredi après-midi, c'est une demie heure par jour qui vont du temps libre au temps vendu pour chaque employé. La pression de la concurrence maintient les salaires insuffisants et les employés sont prêts à tout (pour une partie d'entre eux) pour sauver leur niveau de vie.

La violence sociale du rapport d'emploi est bien résumée:

- le temps doit être mis à disposition de l'employeur
- le salaire ne suffit pas pour vivre, ce qui contraint le travailleur à travailler davantage
- le fait d'augmenter le temps de travail fait baisser la valeur du travail, les salaires
- comme tous les concurrents ont recours aux mêmes pratiques, elles deviennent obligatoires pour survivre, elles s'imposent
- les travailleurs retournent la violence sociale de l'employeur contre eux-mêmes; ils se battent pour se disputer les miettes que leur concède l'employeur sans jamais le remettre en question, ni dans son rôle, ni dans sa légitimité

Les employés voient leur vie personnelle se réduire comme peau de chagrin. Ils sont confrontés à une vie pauvre, à une vie prévisible, corsetée alors qu'il s'agit, au départ, d'un métier qualifié et utile.
Ce n'est pas le choix que font les employés qui est violent, c'est le fait de les mettre dans ce choix impossible. Soit nous nous retrouvons dans la gène, nous manquons d'argent pour nos légitimes projets, soit nous augmentons notre temps de travail, le taux d'exploitation et cultivons le chômage ... Le chômage fait alors pression à la baisse sur nos salaires.

Car, quand le seizième employé tombera malade, les autres passeront à 44h par semaine. Quand le quinzième sera terrassé par le surmenage, les autres devront passer à 48h par semaine, etc. Cela est sans fin. Il y a toujours moyen de faire "plus avec moins", d'aller plus vite, de travailler plus longtemps, de nourrir le chômage, de baisser les salaires.

À moins que, oui, on ne se batte plus pour l'emploi mais pour les salaires, à moins qu'on se batte pour que la définition de la valeur économique ne soit plus le monopole de l'employeur, de l'actionnaire, du propriétaire lucratif.

Mais, ça, c'est une autre histoire.