Il y a 100 ans, deux voix parlaient contre la guerre au prolétariat

Au Cirque Royal, à Bruxelles, Jaurès et Luxemburg participaient à une réunion du Bureau Socialiste International, pour la fraternité, pour conjurer la guerre qui se préparait en arguant que cette guerre serait celle de l'argent contre les prolétaires.

Jaurès (texte mis à disposition sur le site Dormira jamais ici) a, à cette occasion prononcé le discours qui suit.


Jaurès est accueilli par de longues acclamations On crie: « Vive Jaurès!  » « Viva la France! » « Vive la République! »
Citoyens, je dirai à mes compatriotes, à mes camarades du parti en France, avec quelle émotion j’ai entendu, moi qui suis dénoncé comme un sans-patrie, avec quelle émotion j’ai entendu acclamer ici, avec le nom de la France, le souvenir de la grande Révolution. (Applaudissements)
Nous ne sommes pas ici cependant pour nous abandonner à ces émotions mais pour mettre en commun, contre le monstrueux péril de la guerre, toutes nos forces de volonté et de raison.
On dirait que les diplomaties ont juré d’affoler les peuples. Hier, vers 4 heures, dans les couloirs de la Chambre, vint une rumeur disant que la guerre allait éclater. La rumeur était fausse, mais elle sortait du fond des inquiétudes unanimes! (...) il paraît qu’on se contentera de prendre à la Serbie un peu de son sang, et non un peu de chair (Rires); nous avons donc un peu de répit pour assurer la paix. Mais à quelle épreuve soumet-on l’Europe! À quelles épreuves les maîtres soumettent les nerfs, la conscience et la raison des hommes!
Quand vingt siècles de christianisme ont passé sur les peuples, quand depuis cent ans ont triomphé les principes des Droits de l’homme, est-il possible que des millions d’hommes puissent, sans savoir pourquoi, sans que les dirigeants le sachent, s’entre-déchirer sans se haïr?
Il me semble, lorsque je vois passer dans nos cités des couples heureux, il me semble voir à côté de l’homme dont le cœur bat, à côté de la femme animée d’un grand amour maternel, la Mort marche, prête à devenir visible! (Longs applaudissements).
Ce qui me navre le plus, c’est l’inintelligence de la diplomatie. (Applaudissements) (...)
Si c’est la politique des majestés, je me demande si l’anarchie des peuples peut aller plus loin. (Rires et applaudissements)
Si l’on pouvait lire dans le cœur des gouvernants, on ne pourrait y voir si vraiment ils sont contents de ce qu’ils ont fait. Ils voudraient être grands; ils mènent les peuples au bord de l’abîme; mais, au dernier moment, ils hésitent. Ah! le cheval d’Attila qui galopait jadis la tête haute et frappait le sol d’un pied résolu, ah! il est farouche encore, mais il trébuche (Acclamations). Cette hésitation des dirigeants, il faut que nous la mettions à profit pour organiser la paix.
Nous, socialistes  français, notre devoir est simple. Nous n’avons pas à imposer à notre gouvernement une politique de paix. Il la pratique. Moi qui n’ai jamais hésité à assumer sur ma tête la haine de nos chauvins, par ma volonté obstinée, et qui ne faillira jamais, de rapprochement franco-allemand (Acclamations), moi qui ai conquis le droit, en dénonçant ses fautes, de porter témoignage à mon pays, j’ai le droit de dire devant le monde que le gouvernement français veut la paix et travaille au maintien de la paix. (Ovation. Cris: « Vive la France! »)
(...) « Nous ne connaissons qu’un traité: celui qui nous lie à la race humaine! Nous ne connaissons pas les traités secrets! » (Ovation)
Voilà notre devoir et, en l’exprimant, nous nous sommes trouvés d’accord avec les camarades d’Allemagne qui demandent à leur gouvernement de faire que l’Autriche modère ses actes. Et il se peut que la dépêche dont je vous parlais tantôt provienne en partie de cette volonté des prolétaires allemands. Fût-on le maître aveugle, on ne peut aller contre la volonté de quatre millions de consciences éclairées. (Acclamations)
Voilà ce qui nous permet de dire qu’il y a déjà une diplomatie socialiste, qui s’avère au grand jour et qui s’exerce non pour brouiller les hommes mais pour les grouper en vue des œuvres de paix et de justice. (Applaudissements)
Aussi, citoyens, tout à l’heure, dans la séance du Bureau Socialiste International, nous avons eu la grande joie de recevoir le récit détaillé des manifestations socialistes par lesquelles 100 000 travailleurs berlinois, malgré les bourgeois chauvins, malgré les étudiants aux balafres prophétiques, malgré la police, ont affirmé leur volonté pacifique.
Là-bas, malgré le poids qui pèse sur eux et qui donne plus de mérite à leurs efforts, ils ont fait preuve de courage en accumulant sur leur tête, chaque année, des mois et des années de prison, et vous me permettrez de leur rendre hommage, et de rendre hommage surtout à la femme vaillante, Rosa Luxemburg (Bravos), qui fait passer dans le cœur du prolétariat allemand la flamme de sa pensée. Mais jamais les socialistes allemands n’auront rendu à la cause de l’humanité un service semblable à celui qu’ils lui ont rendu hier. Et quel service ils nous ont rendu à nous, socialistes français!
Nous avons entendu nos chauvins dire maintes fois: « Ah! comme nous serions tranquilles si nous pouvions avoir en France des socialistes à la mode allemande, modérés et calmes, et envoyer à l’Allemagne les socialistes à la mode française! » Eh bien! hier, les socialistes à la mode française furent à Berlin (Rires) et au nombre de cent mille manifestèrent. Nous enverrons des socialistes français en Allemagne, où on les réclame, et les Allemands nous enverront les leurs, puisque les chauvins français les réclament. (Applaudissements)
Voulez-vous que je vous dise la différence entre la classe ouvrière et la classe bourgeoise? C’est que la classe ouvrière hait la guerre collectivement, mais ne la craint pas individuellement, tandis que les capitalistes, collectivement, célèbrent la guerre, mais la craignent individuellement. (Acclamations) C’est pourquoi, quand les bourgeois chauvins ont rendu l’orage menaçant, ils prennent peur et demandent si les socialistes ne vont pas agir pour l’empêcher. (Rires et applaudissements)
Mais pour les maîtres absolus, le terrain est miné. Si dans l’entraînement mécanique et dans l’ivresse des premiers combats, ils réussissent à entraîner les masses, à mesure que les horreurs de la guerre se développeraient, à mesure que le typhus achèverait l’œuvre des obus, à mesure que la mort et la misère frapperaient, les hommes dégrisés se tourneraient vers les dirigeants allemands, français, russes, italiens, et leur demanderaient: quelle raison nous donnez-vous de tous ces cadavres? Et alors, la Révolution déchaînée leur dirait: « Va-t-en, et demande pardon à Dieu et aux hommes! » (Acclamations)
Mais si la crise se dissipe, si l’orage ne crève pas sur nous, alors j’espère que les peuples n’oublieront pas et qu’ils diront: il faut empêcher que le spectre ne sorte de son tombeau tous les six mois pour nous épouvanter. (Acclamations prolongées)
Hommes humains de tous les pays, voilà l’œuvre de paix et de justice que nous devons accomplir!
Le prolétariat prend conscience de sa sublime mission. Et le 9 août, des millions et des millions de prolétaires, par l’organe de leurs délégués, viendront affirmer à Paris l’universelle volonté de paix de tous les peuples.


 Quant à Rosa Luxemburg, nous n'avons pu retrouver son discours prononcé alors mais, le premier mai 1913, l'année précédente, elle tenait ce discours dont les faits, la temporalité semblent étrangement actuels:


  En mai 1886, la crise semblait dépassée, l'économie capitaliste de nouveau sur les rails de la croissance.

On rêvait de d'un développement pacifique : les espoirs et les illusions d'un dialogue pacifique et raisonnable entre travail et capital germaient ; le discours de la « main tendue à toutes les bonnes volontés » perçait ; les promesses d'une « transition graduelle au socialisme » dominaient ».

Crises, guerres et révolution semblaient des choses du passé, l'enfance de la société moderne : le parlementarisme et les syndicats, la démocratie dans l’État et la démocratie sur le lieu de travail étaient supposées ouvrir les portes d'un nouvel ordre, plus juste. 
L'histoire a soumis toutes ces illusions à une épreuve de vérité redoutable. A la fin des années 1890, à la place du développement culturel promis, tranquille, fait de réformes sociales, commençait une phase de violent aiguisement des contradictions capitalistes – un boom avec ses tensions électriques, un krach avec ses effondrements, un tremblement de terre fissurant les fondements de la société.

Dans la décennie suivante, une période de dix ans de prospérité économique fut payée au prix de deux crises mondiales violentes, six guerres sanglantes, et quatre révolutions sanglantes.

Au lieu des réformes sociales : lois de sécurité, répression et criminalisation du mouvement social. Au lieu de la démocratie industrielle : concentration extraordinaire du capital dans des ententes et trusts patronaux, et plans de licenciement massifs. Au lieu de la démocratie dans l'Etat : un misérable écroulement des derniers vestiges du libéralisme et de la démocratie bourgeoise.

La classe ouvrière révolutionnaire se voit aujourd'hui globalement comme seule, opposée à un front réactionnaire uni des classes dominantes, hostile mais ne se maintenant que par leurs ruses de pouvoir.
 

Le signe sous lequel l'ensemble de cette évolution, à la fois économique et politique, s'est consommée, la formule à laquelle elle renvoie, c'est l'impérialisme.
Rien de nouveau, aucun tournant inattendu dans les traits généraux de la société capitaliste. Les armements et les guerres, les contradictions internationales et la politique coloniale accompagnent l'histoire du capitalisme dès sa naissance.

Nous ne sommes que dans la phase d'intensification maximale de ces contradictions. Dans une interaction dialectique, à la fois la cause et l’effet de l'immense accumulation de capital, par l'intensification et l'aiguisement de ces contradictions tant internes, entre capital et travail, qu'externes, entre Etats capitalistes – l'impérialisme a ouvert sa phase finale, la division du monde par l'offensive du capital.

Une chaîne d'armements infinis et exorbitants sur terre comme sur mer dans tous les pays capitalistes du fait de leurs rivalités ; une chaîne de guerres sanglantes qui se sont répandues de l'Afrique à l'Europe et qui a tout moment peut allumer l'étincelle qui embrasera le monde.
Si on y ajoute le spectre incontrôlable de l'inflation, de la famine de masse dans l'ensemble du monde capitaliste. Chacun de ces signes est un témoignage éclatant de l'actualité et de la puissance de l'idée du 1er mai.

L'idée brillante, à la base du Premier mai, est celle d'un mouvement autonome, immédiat des masses prolétariennes, une action politique de masse de millions de travailleurs qui autrement auraient été atomisées par les barrières des affaires parlementaires quotidiennes, qui n'auraient pour l'essentiel pu exprimer leur volonté que par le bulletin de vote, l'élection de leurs représentants.

La proposition excellente du français Lavigne au Congrès de Paris de l'Internationale ajoutait à cette manifestation parlementaire, indirecte de la volonté du prolétariat, une manifestation internationale directe de masse : la grève comme une manifestation et un moyen de lutte pour la journée de 8 heures, la paix mondiale et le socialisme.
Et cette idée, cette nouvelle forme de lutte, a donné un nouvel élan au mouvement cette dernière décennie ! La grève de masse a été reconnu internationalement comme une arme indispensable de la lutte politique.

Comme action, comme arme dans la lutte, elle revient sous des formes et des nuances innombrables dans tous les pays, ces quinze dernières années.

Pas étonnant ! Le développement dans son ensemble de l'impérialisme dans la dernière décennie conduit la classe ouvrière internationale à voir plus clairement et de façon plus tangible que seule la mise en mouvement des masses, leur action politique autonome, les manifestations de masse et leurs grèves ouvriront tôt ou tard une phase de luttes révolutionnaires pour le pouvoir et pour l'Etat, peuvent apporter une réponse correcte du prolétariat à l'immense oppression que produit les politiques impérialistes.

En cette période de course aux armements et de folie guerrière, seule la volonté résolue de lutte des masses ouvrières, leur capacité et leur disposition à de puissantes actions de masse, peuvent maintenir la paix mondiale et repousser la menace d'une guerre mondiale.


Et plus l'idée du Premier Mai, l'idée d'actions de masse résolues comme manifestation de l'unité internationale, comme un moyen de lutte pour la paix et le socialisme, s'enracinera, et plus notre garantie sera forte que de la guerre mondiale qui sera, tôt ou tard, inévitable, sortira une lutte finale et victorieuse entre le monde du travail et celui du capital.
 
In Leipziger Volkszeitung, 30 avril 1913
 
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