Note de lecture - C. Dejours, Aliénation et critique du travail

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Le médecin fait une critique du travail en emploi et non du travail en général. Il s'agit d'un article fondamentale, une synthèse précieuse dont nous vous offrons des extraits. Nous avons voulu résumé mais tous les éléments du texte ci-dessous nous ont semblé importants pour comprendre le psychiatre. Vous trouverez l'article disponible gratuitement en intégralité en ligne ici:

Dejours Christophe, « Aliénation et clinique du travail  », Actuel Marx 1/ 2006 (n° 39), p. 123-144
URL : www.cairn.info/revue-actuel-marx-2006-1-page-123.htm.
DOI : 10.3917/amx.039.0123
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Depuis une petite dizaine d’années, les suicides ont fait leur apparition sur les lieux du travail. Une enquête menée récemment en Basse-Normandie (Gournay et alii, 2004) suggère qu’il y aurait chaque année, en France, plusieurs centaines de suicides et de tentatives de suicide avec séquelles graves, sur les lieux de travail. Le suicide semble de prime abord signer l’aliénation rendue à son extrémité : la mort du sujet.

À y regarder de plus près, toutefois, les résultats de l’analyse sont plus nuancés. Car si le suicide peut être le signe d’une aliénation mentale totale, ce n’est pas toujours le cas. Si, par aliénation mentale, on entend l’effacement de la raison, alors, pas plus dans le suicide que dans les autres configurations psychopathologiques, elle n’est vraiment totale.

Dans le cas de Madame VB (Dejours, 2005), une femme cadre particulièrement brillante qui s’est suicidée à proximité de son lieu de travail en se jetant du haut d’un pont et qui a laissé par écrit des indications précises sur le sens qu’elle entendait donner à son geste, il est clair que les formes spécifiques du management dans l’entreprise high-tech où elle travaillait sont en cause. La discussion de ce cas montre comment les injustices dont elle a été victime ont peu à peu fait décompenser une vulnérabilité psychologique qui, jusque-là, était précisément combattue avec succès par sa passion du travail et par la réussite de sa vie professionnelle. Elle avait, matériellement, les moyens d’échapper à l’injustice dont elle était la cible et pouvait non seulement quitter son entreprise, mais prendre le nouvel emploi qui lui avait été proposé ailleurs. Seulement, elle avait effectivement « décompensé ». Et, à partir de cette rupture de l’équilibre psychique dont l’entêtement est un symptôme, elle s’obstine à lutter contre l’injustice. Elle ne peut pas faire place, psychiquement, à une capitulation qui aurait pu être le premier pas d’un processus de dégagement. En ce sens, elle montre des signes d’aliénation mentale au sens psychopathologique du terme. Mais, dans un autre sens, son geste apparaît comme parfaitement délibéré et se donne, selon ses propres explications, comme un refus souverain d’accepter l’inacceptable, de laisser triompher l’injustice et de contribuer ainsi à faire perdurer l’iniquité qui étend son empire sur l’ensemble des salariés. Elle fait donc aussi preuve d’une volonté bouleversante de résistance. 


Les nouvelles pathologies dans le monde du travail


D’autres pathologies affectent aujourd’hui les travailleurs dans des proportions croissantes.

Les pathologies de surcharge

Ce sont, pour nous, les plus surprenantes parce qu’on nous avait annoncé qu’avec le progrès technique, l’automatisation et la robotisation surtout, se profilait sinon la fin du travail, du moins une diminution considérable de la charge de travail. Et curieusement, c’est le contraire qui se produit, c’est-à-dire qu’on voit apparaître beaucoup de pathologies de surcharge.

Ces pathologies de surcharge, dont le premier tableau connu est caractérisé par le burn out, touchent toutes les professions impliquant une relation d’aide, d’assistance ou de soin. En premier lieu, les travailleurs sociaux, les personnels soignants, les services de proximité et, d’une façon plus générale, les services au public. Cependant, le burn out commence à s’étendre ou, en tout cas, à être reconnu comme tel dans d’autres professions et atteint donc plus généralement le travail dit de « relation de service ».

Autre pathologie de surcharge : le Karôshi, qui est une maladie connue en Europe et aux États-Unis, mais qui a été re-décrite par les Japonais. C’est une mort subite, en général par accident vasculaire cérébral, quelquefois par accident vasculaire cardiaque, qui survient chez des sujets âgés de moins de 40 ans, qui ne présentent aucun facteur de risque vis-à-vis des maladies cardio-vasculaires. En d’autres termes, la seule cause que l’on peut retenir, c’est la surcharge de travail, avec des horaires qui dépassent en général 70 heures par semaine. Précisons qu’il s’agit de la comptabilité japonaise, qui ne tient pas compte notamment du temps consacré aux cercles de contrôle de qualité et de tout ce qui est en plus du temps de travail. Cela fait quand même une quinzaine d’années que cette maladie est reconnue au Japon et provoque toute une série d’initiatives en termes d’association pour lutter contre le Karôshi et pour indemniser les familles des victimes de cette maladie.

Autres pathologies de surcharge : les troubles musculosquelettiques, également appelés lésions par efforts répétitifs. Je tiens à préciser que ce sont des pathologies du corps et non des pathologies mentales. Ce sont des pathologies des extrémités, qui atteignent les gaines, les tendons eux-mêmes et les articulations, avec des épanchements et des inflammations, nécessitant des soins parfois importants (par exemple en cas de syndrome du canal carpien).

Néanmoins, et ceci est très important, on ne peut pas comprendre l’augmentation considérable de ces troubles musculo-squelettiques sans faire une place, au centre du processus, à une atteinte qui porte d’abord sur le fonctionnement psychique (Grenier-Pezé, 2000). Ce sont des manifestations périphériques dont le centre est constitué par une maladie psychique. D’ailleurs, ces troubles musculo-squelettiques apparaissent dans quantités de situations dont on ne se serait pas attendu à ce qu’elles provoquent ce genre de troubles. Le travail de bureau dans le tertiaire ne devrait pas donner ce type de maladies.

   Les pathologies du harcèlement




Elles sont aussi en augmentation. Elles prennent essentiellement la forme soit de syndromes dépressifs, soit de syndromes confusionnels. Ces syndromes confusionnels associent des troubles de la mémoire, qui sont souvent les premiers symptômes, à une désorientation dans l’espace et dans le temps et à des troubles du cours de la pensée. C’est une des formes majeures par laquelle se manifestent les pathologies du harcèlement à la phase aiguë. Enfin, les pathologies du harcèlement peuvent aussi, plus rarement, revêtir la forme de syndromes de persécution – difficiles à soigner – et la forme de troubles psychosomatiques. Il semble, à partir des différents éléments rassemblés, que ce sont essentiellement des pathologies qui touchent la sphère utérine, mammaire et thyroïdienne. Des explications commencent à être esquissées pour comprendre pourquoi ce sont ces pathologies-là qui apparaissent plus souvent que d’autres.
 

Le harcèlement au travail n’est pas nouveau. Il est vieux comme le travail. Ce qui est nouveau, ce sont les pathologies. C’est nouveau parce qu’il y en a beaucoup maintenant, alors qu’il y en avait beaucoup moins autrefois. Entre le harcèlement, d’un côté, et les pathologies, de l’autre, il faut bien invoquer une fragilisation des gens vis-à-vis des manœuvres de harcèlement. Cette fragilisation peut être analysée. Les résultats sont assez précis. Elle est liée à la déstructuration de ce que l’on appelle les ressources défensives, en particulier les défenses collectives et la solidarité. C’est l’élément déterminant de l’augmentation des pathologies. En d’autres termes, les pathologies du harcèlement sont, avant tout, des pathologies de la solitude.

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Lorsque le désert progresse dans le monde du travail, ce ne sont pas seulement les défenses collectives et la solidarité qui régressent. Celui qui s’implique subjectivement dans le rapport à la tâche et s’affronte honnêtement aux difficultés que soulève la gestion du décalage entre le travail prescrit et le travail effectif, acquiert progressivement une expérience du monde qui est d’abord une expérience du réel. L’expérience du réel, c’est-à-dire de ce qui se fait connaître au sujet qui travaille par sa résistance à la maîtrise, est aussi une expérience subjective de l’échec, de l’incertitude, de l’impuissance, du doute. Dans le monde désolé, la connaissance du monde révélée au sujet par l’expérience du réel devient difficile à soumettre à l’appréciation ou au jugement de l’autre parce que, avec la désolation, ont disparu non seulement le « sol » du sens commun, mais aussi la confiance. Or la confiance est un réquisit pour oser parler de son expérience du réel. Le « retour d’expérience » ne consiste pas seulement à exhiber ses exploits, mais aussi à parler de ses échecs par lesquels la résistance à la maîtrise technique se révèle, justement. Mais parler de ses difficultés dans le travail, de ses échecs, de ses doutes, c’est aussi prendre le risque de passer pour incompétent et non pour détenteur d’une expérience critique du monde. Et lorsque, bravant cet obstacle, le travailleur conscient de ses responsabilités prend le risque d’exposer aux autres son expérience, il ne reçoit souvent comme réponse, dans le monde désolé, que le silence, voire le désaveu. Surtout lorsqu’il fait état d’une expérience qui entre en contradiction avec la prétendue maîtrise attestée par les certifications de la qualité totale ou avec la prétention affichée par les contrats d’objectifs, de résultats et de rentabilité.

En d’autres termes, l’expérience authentique du monde obtenue par le truchement de l’expérience du réel devient incommunicable dans le monde désolé des nouvelles techniques de domination du travail. Cette situation peut tourner au tragique. Alors même que le travailleur en cause possède un lien authentique avec le réel, qui le conduit par exemple à douter de la sécurité, de la sûreté ou de la qualité, il se retrouve seul et désavoué, quand il ne devient pas, pour cette raison même qu’il ne consent pas à se taire, la cible d’une manœuvre de déstabilisation stratégique (harcèlement professionnel). Il se trouve alors dans une position psychologiquement scabreuse : ou bien, sous l’effet du désaveu des autres, il finit par douter de la validité de son expérience et il risque alors la dépression, ou bien il continue de plaider seul contre tous les autres et il est alors guetté par les effets délétères de l’auto-référence. Et il risque de dériver vers la paranoïa.
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Aliénation et déni du réel 


(...) L’aliénation apparaît comme étroitement liée à la mise en impasse de la reconnaissance. Et, pour la clinique du travail comme pour l’anthropologie des techniques, la reconnaissance d’ego par autrui dans le monde du travail ne se réduit pas à un procès intersubjectif d’ego à autrui et vice-versa. La reconnaissance par autrui ne s’applique pas à un ego isolé. Elle porte sur l’authenticité ou la véracité du rapport d’ego au réel médiatisé par le travail. La reconnaissance vise une connaissance d’ego, une expérience d’ego, un rapport d’ego avec le réel. La reconnaissance en clinique du travail est toujours aussi et indissociablement une reconnaissance du réel.
 

En déstructurant les bases de la reconnaissance du travail, les nouvelles méthodes d’organisation du travail poussent d’abord les hommes vers une forme d’aliénation individuelle caractérisée par le terme « d’aliénation sociale ». Mais elles impliquent aussi, au-delà, le risque d’une aliénation collective qui s’installe lorsque se produit une rupture collective du lien avec le réel, que Sigaut propose de nommer « aliénation culturelle ».
 

Les normes de la qualité totale, par exemple, contraignent les travailleurs à dissimuler, plus encore que naguère, les infractions qu’ils doivent faire par rapport aux prescriptions, pour atteindre les objectifs (gestion de l’écart entre la conception de l’organisation du travail et la réalité du procès de travail). Tout le monde est ainsi progressivement appelé à participer à une description déformée et enjolivée de la réalité, qui occulte les infractions mais aussi le réel. Jusques et y compris au niveau des bilans comptables. Ainsi les rapports d’activité risquent-ils de s’écarter de plus en plus de la réalité du travail et de la production.
 
C’est là certainement une des dimensions les plus inquiétantes de « l’aliénation culturelle » qui consiste en ceci que les dirigeants d’entreprise s’auto-congratulent et s’auto-félicitent sur la base de descriptions qui ont perdu le rapport avec le réel. Ils se trouvent alors dans une position similaire à celle de l’état-major de l’armée française, dont les généraux se félicitaient mutuellement de l’invincibilité de la ligne Maginot pendant que les Nazis préparaient les Panzer Divisionen ; ou à celle du comité central d’un parti politique qui a perdu le contact avec le peuple ; ou encore dans une position similaire à ce qui se produit dans une secte.




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Les nouvelles formes de domination dans le monde du travail


 

Prendre au sérieux la régression dans l’ordre de la vie consiste à prendre appui sur la clinique elle-même pour décrire le monde du travail, voire le monde social. Décrire le monde à partir de l’expérience subjective du travail, c’est peut-être se donner les moyens de décrire le monde en partant du réel tel que, précisément, il se révèle, au mieux, par l’expérience du travail, qui est aussi une expérience de souffrance. Partir de la souffrance subjective consiste donc à inverser la flèche de la description par rapport à la tradition sociologique. Y compris par rapport à la démarche marxienne. Selon Marx, l’origine de l’aliénation est dans la propriété privée qui désapproprie l’homme du produit de son activité. La propriété privée est première par rapport à tous les autres chaînons intermédiaires de l’aliénation. L’analyse subjective, à partir de la clinique, suggère que l’élément déterminant serait plutôt la domination et les formes spécifiques du pouvoir par lesquelles elle passe pour devenir efficiente. Et si l’on reste toujours au plus près de la clinique, il faudra peut-être corriger cette première approche trop sommaire encore. Au départ de l’aliénation du travail, il n’y aurait pas tant la propriété privée que la domination et il n’y aurait pas tant la domination que la forme spécifique que prennent, à un moment donné, les rapports entre domination et servitude, entre domination et résistance.


En prenant appui, donc, sur la clinique et la psychopathologie du travail, on parvient à une description particulière des nouvelles formes de la domination qui n’est congruente ni avec celle des sociologues ni avec celle des économistes, sans parler bien sûr de celle des gestionnaires, qui est pourtant celle qui, en fin de compte, inspire aujourd’hui toutes les autres. La description sociologique dominante reprend sans écart signifiant l’idée « d’autonomie » et, avec elle, la « prescription d’autonomie », de « savoir être », etc. (Périlleux, 1998 ; Zarifian, 1998 et, en sens inverse, Ehrenberg, 1998). En revanche, la description des nouvelles formes de la domination à partir de la clinique conduit à identifier comme primum movens l’évaluation individualisée des performances et son couplage avec les normes de la qualité totale.
L’évaluation


Premièrement, l’évaluation individualisée des performances a été rendue possible par le suivi informatisé de l’activité, qui permet le suivi individualisé de chaque opérateur, de ses gestes et de ses modes opératoires. Il faut souligner que ce contrôle n’est pas passif, mais suppose la collaboration de l’agent, qui doit périodiquement ou continûment saisir des données sur son activité dans le terminal ou l’ordinateur. L’auto-contrôle en est la forme achevée, qui est d’ores et déjà répandue aussi bien dans l’industrie que dans les services.

 

L’évaluation individualisée, lorsqu’elle est couplée à des contrats d’objectifs ou à une gestion par objectifs, lorsqu’elle est rassemblée en centre de résultats ou encore en centre de profits, conduit à la mise en concurrence généralisée entre agents, voire entre services dans une même entreprise, entre filiales, entre succursales, entre ateliers, etc.

 

Cette concurrence, lorsqu’elle est associée à la menace de licenciement conduit à une transformation en profondeur des rapports du travail. Elle peut déjà dégrader les relations de travail lorsqu’elle est associée à des systèmes plus ou moins pervers de primes. Mais lorsque l’évaluation n’est pas couplée à des gratifications, mais à des sanctions ou des menaces de licenciement, ses effets délétères deviennent patents. L’individualisation dérive alors vers le chacun pour soi, la concurrence va jusqu’aux conduites déloyales entre collègues, la méfiance s’installe entre les agents. Ceci s’observe très bien chez les employés, les ouvriers et les techniciens, mais aussi chez les cadres, y compris les cadres dirigeants qui sont contraints de se surveiller constamment les uns les autres pour ne pas se laisser distancer et risquer ainsi de perdre le pouvoir dont ils disposent, bien sûr, mais aussi leur sécurité d’emploi.

 

Le résultat final de l’évaluation et des dispositifs connexes est principalement la déstructuration en profondeur de la confiance, du vivre-ensemble et de la solidarité. Et, au-delà, c’est l’abrasion des ressources défensives contre les effets pathogènes de la souffrance et des contraintes de travail. L’isolation et la méfiance s’installent et ouvrent la voie à ce qu’on appelle les pathologies de la solitude, qui me semblent être un des dénominateurs communs des nouvelles pathologies dans le monde du travail.
 
Ensuite, les évaluations peuvent être utilisées comme moyens de pression et génèrent donc des risques importants de surcharge de travail, avec dans leur sillage tout le cortège des pathologies de surcharge que j’ai évoquées auparavant. Les évaluations en question, évaluations individualisées des performances, sont au demeurant critiquables parce qu’elles sont arbitraires. L’évaluation quantitative et objective du travail, en effet, ne peut être que prétexte à l’arbitraire parce qu’il est facile de montrer que l’essentiel du travail n’est pas évaluable objectivement et quantitativement. Il s’ensuit forcément un sentiment confus d’injustice qui a aussi sa part dans l’apparition des décompensations, notamment à forme de syndromes dépressifs et de syndromes de persécution.
La qualité totale  

C’est l’autre secteur, à côté de l’évaluation, qui peut être identifié comme source ou cause de l’aggravation des pathologies mentales au travail. On peut montrer par de multiples approches, aussi bien psychologiques qu’ergonomiques ou sociologiques, que la qualité totale est impossible. Il y a en effet un décalage irréductible entre les prévisions, la planification, les méthodes, c’est-à-dire les prescriptions, d’un côté, le travail effectif ou concret, de l’autre. Contrairement à ce que prétendent de nombreuses doctrines, il n’y a jamais de production parfaite dans le travail, pas plus dans les secteurs industriel ou agricole que dans les secteurs financier ou commercial. Tout le monde en a l’expérience.

 

En imposant la qualité totale, qui est en fait une chimère, on génère inévitablement une course aux infractions, aux tricheries, voire aux fraudes. Car il faut bien satisfaire aux contrôles et aux audits pour obtenir une certification ISO 9 000 ou 13 000, etc. Annoncer la qualité totale, non pas comme un objectif, mais comme une contrainte, génère toute une série d’effets pervers qui vont avoir des incidences désastreuses. Ces fraudes inévitables générées par la qualité totale ont, en effet, un coût psychique énorme, non seulement en termes d’augmentation de la charge de travail – tout le monde peut en témoigner –, mais aussi en termes de problèmes psychologiques. La contrainte à mentir, à frauder, à tricher avec les contrôles met beaucoup d’agents en porte-à-faux avec leur métier, avec leur éthique professionnelle et avec leur éthique personnelle.

 

Il en résulte une souffrance psychique qui est en cause dans les syndromes de désorientation, de confusion, de perte de confiance en soi et de perte de confiance dans les autres, dans les crises d’identité et dans les dépressions pouvant aller jusqu’au suicide, notamment lorsqu’un agent se voit entraîné malgré lui à participer à des pratiques que, moralement, il réprouve.
 
L’analyse clinique des causes d’accroissement de la pathologie mentale au travail renvoie donc, en définitive, à des causes organisationnelles. Aux principes du Scientific Management, avec ses méthodes de surveillance, de contrôle et d’encadrement, s’est bel et bien substitué, jusque sur les chaînes de montage, un nouveau dispositif qui, lorsqu’il associe les deux principes de l’évaluation individualisée des performances et de la qualité totale, engendre des pathologies de surcharge et des pathologies nouvelles.

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Le coaching
 

L’évaluation individualisée des performances casse les solidarités, ce qui, bien sûr, est son objectif premier dans le registre de la domination du travail. Mais elle tend aussi, via la déstructuration de la confiance et les conduites déloyales entre collègues en concurrence, à saper les bases de la coopération. La désolation atteint aussi les cadres et pas seulement les « exécutants ». Le cadre, coupé des autres par l’isolation, seul face à son contrat d’objectifs, ne peut plus bénéficier de l’entraide ni de la coopération. Et il craint de couler. L’entreprise aussi. Un nouveau moyen peut être mis en œuvre : l’assistance individualisée. Modalité nouvelle d’aide à la performance qui fait l’économie de la coopération interne, apportée de l’extérieur par un « coach », en général formé à la psychologie. Peu importent les théories de référence, peu importent les techniques utilisées. Seule compte l’efficacité du coach à entretenir le moral du chef qui vacille, c’est-à-dire en termes plus triviaux, à entretenir son zèle de cadre.
 

Le développement très rapide du coaching montre qu’il répond à une demande exprimée par les cadres et les dirigeants qui sont en souffrance. Le coaching est effectivement pour eux un besoin et est devenu, pour l’entreprise, le moyen acceptable de contrebalancer les effets délétères de l’évaluation individualisée des performances qui déstructure la coopération.

La gestion du stress

L’autre méthode largement utilisée est la « gestion du stress ». Elle vise aussi à corriger les effets pervers de l’organisation du travail qui poussent tendanciellement vers la surcharge de travail, le surmenage, l’épuisement et leur cortège de dégradations de l’activité, d’irritabilité dans les relations avec les collègues et de risque de décompensations psychopathologiques (cf. les pathologies de surcharge).
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Conclusion

 

De tout ce qui a été évoqué précédemment, on pourrait retenir que les nouvelles pathologies surgissant dans le monde du travail témoignent de la désagrégation du « monde » et de la progression de la désolation. À la différence d’Hannah Arendt, toutefois, cette investigation qui part de la clinique conduit à une inversion du chemin causal. Pour Arendt, c’est la destruction du monde qui génère l’animal laborans et la condition de l’homme moderne. Selon la psychodynamique du travail, c’est le travail lui-même et, plus spécifiquement, son organisation, qui constituent l’instrument essentiel d’innovation, d’expérimentation et de transformation de la domination, grâce à laquelle le monde humain et la politique sont défaits.
 

Inhérente à toute stratégie d’organisation du travail, aussi bien dans le taylorisme et dans le modèle japonais (Ohnisme) que dans l’évaluation individualisée des performances, il y a en effet toujours la volonté de diviser les hommes et de contrôler toute velléité d’auto-organisation qui entrerait en concurrence avec l’organisation du travail prescrite.

 (...)

Au centre de l’essence générique de l’homme, il y a le pouvoir et le vouloir de travailler. A condition toutefois que, par travail, on entende rigoureusement le sens philosophique que Marx donne à ce terme, à savoir : le sens du travail vivant. Dans le concept marxien de travail vivant, il y a cette idée que l’accomplissement de l’essence de l’homme est culturel en ceci que la culture est précisément ce par quoi les hommes honorent la vie. Pour Marx, le travail est fondamentalement vivant, individuel et subjectif.
 

L’aliénation ne désignerait pas un état, mais plutôt une direction, une orientation que peut prendre l’être humain lorsqu’il s’engage dans un chemin qui le conduit à nier son essence, c’est-à-dire à répudier la vie, à déshonorer la vie. L’aliénation désignerait moins le renoncement à la liberté que la distraction, voire l’oubli de la dimension axiologique du travail vivant.
 

Si le travail vivant est bien au principe de l’émancipation des êtres humains, alors l’aliénation aurait partie liée avec le risque diabolique de retourner le travail contre lui-même, c’est-à-dire de détourner l’activité humaine du travail vivant pour en faire un travail mort.






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Les nouvelles formes de pathologie mentale au travail montrent que, aujourd’hui, c’est bien plutôt la désolation qui progresse. Parce que les hommes se sont engagés depuis quelques années dans le consentement zélé à développer des formes d’organisation du travail qui détruisent le monde, c’est-à-dire l’espace de la solidarité et du politique, la société d’aujourd’hui entretient un rapport ambigu avec l’aliénation.
 

Le ressort de l’aliénation ne réside pas dans la propriété privée. Il s’instaure bien en deçà, dans la servitude volontaire et ses formes contemporaines qui passent essentiellement par l’adhésion à l’évaluation individualisée des performances. Marx pourtant l’avait déjà montré. Le travail vivant est essentiellement subjectif. Il n’appartient pas au monde visible et, de ce fait, il ne peut pas être évalué objectivement et quantitativement.

 (...)
Les nouvelles formes de souffrance et de pathologie dans le monde du travail témoignent de la défaite de la pensée face aux prophéties contemporaines affirmant, d’un côté, que tout, en ce monde, est mesurable et doit être mesuré, annonçant triomphalement, de l’autre, que le travail est une valeur en voie de disparition.

Bibliographie

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